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Modernités

si sur le plan politique, le retour en arrière est manifeste, sur le plan des mÅ“urs, la situation apparaît autrement plus contrastée.

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Joli chiffre que 2010. Sa rondeur dégage une harmonie dont on souhaite qu’elle soit celle de l’année nouvelle, une année qui, faut-il l’espérer, fera oublier celle dont elle prend le relais. Qualifiée avec raison d’annus horribilis par l’un de nos confrères de la place, 2009 a été marquée par des évènements politiques plus pitoyables les uns que les autres. Alors qu’elle clôturait les dix ans d’un règne dans lequel les plus grands espoirs avaient été placés, elle célébra l’anniversaire dit par une formidable régression du pouvoir, un spectaculaire bond en arrière du Maroc sur le plan des pratiques politiques et des libertés publiques. Aussi, à nous tous, souhaitons-nous un 2010 qui fasse repartir les aiguilles de la gouvernance dans le sens espéré, celui d’une démocratisation de fait qui redonne goût au pays et foi en ceux qui le dirigent.

Souvent, et cela est une bien grossière erreur, on tend à confondre une société avec ses gouvernants. Ainsi, par exemple, va-t-on peiner à percevoir la Tunisie autrement qu’à travers la figure de son président, dont la réélection pour la cinquième fois consécutive avec des suffrages de plus de 80% est présentée comme «une avancée démocratique majeure». Le même réflexe nous vaut des titres tels «l’Afghanistan des talibans» ou «l’Iran des mollahs» réduisant les Afghans et les Iraniens à n’être que de simples copies conformes de leurs dirigeants. D’où l’immense surprise suscitée à l’échelle internationale par cette jeunesse persane qui a investi la rue pour crier sa révolte au lendemain des élections présidentielles qui ont reconduit à son poste le président sortant. Sur les images qui ont circulé sur internet, pas plus tard encore que ces jours derniers après le décès de l’ayatollah Montazeri qui a fait à nouveau monter au créneau les opposants au régime, on a pu découvrir la société iranienne sous des traits bien différents de ceux sous lesquels on a coutume de la peindre. On y a ainsi vu de jeunes gens en train de fuir devant les forces de l’ordre en se tenant par la main dans le geste spontané de tout couple d’amoureux. N’eût été le foulard jeté sur les chevelures féminines, rien dans leur allure ne les distinguait des autres jeunes du monde. C’est dire combien le décalage peut être grand entre les perceptions figées que l’on peut avoir d’une société et la dynamique interne de celle-ci. Maintenant, pour revenir à nous, qu’en est-il des regards portés sur notre société, dans ce pays que l’on se plaît à présenter comme ayant réussi la parfaite synthèse de la tradition et de la modernité ? Vu de l’extérieur, le Maroc va d’abord être perçu comme un pays «islamique» (avec tout ce que ce terme véhicule comme fantasme dans l’imaginaire occidental) gouverné par un monarque absolu dont les sujets, comme dans les temps les plus reculés, se cassent en deux pour baiser la main. Hors frontières, les djellabas et les voiles des femmes vont davantage accréditer l’idée d’une société toujours enlisée dans la tradition plutôt qu’entrant dans la modernité. Nous-mêmes qui évoluons en son sein, avons tendance, sous la poussée fondamentaliste de ces dernières décennies, à ressentir une régression plutôt qu’une évolution des mentalités. Pourtant, si sur le plan politique le retour en arrière est manifeste, sur le plan des mœurs la situation apparaît autrement plus contrastée. Certes, il y a cette peur du délitement identitaire qui pousse certains à se refugier dans la religion. Mais dans le même temps, une multitude de signes, en apparence anodins, révèlent des comportements d’une modernité parfois époustouflante.

Avec l’émergence des radios locales, la parole des citoyens a désormais la latitude de se déployer en direct. Or, ce qui se donne à entendre peut parfois être proprement stupéfiant. Ainsi de l’exemple suivant. Lors d’une émission sur la santé des femmes au cours de laquelle une gynécologue répond aux questions des auditrices, un auditeur appelle. Il téléphone pour exposer le cas de son épouse qui souffre de règles irrégulières. En arabe, le plus naturellement du monde et sans l’ombre d’une gêne, l’homme donne moult détails du problème. Cette communication m’a laissée pantoise. J’ai d’abord pensé que le problème devait avoir une incidence grave sur le couple. Ne pas lui permettre, peut-être, d’avoir des enfants. Mais non, apprenait-on, au fil de l’échange, il en avait déjà trois. Avait-on affaire à une très jeune épouse à la place de laquelle le mari s’exprime d’autorité ? Non plus ; la femme est âgée de 36 ans et est à son travail. Le fait est qu’il s’agissait tout bonnement d’un homme préoccupé de l’état de santé de sa femme et qui parle des règles de celle-ci comme il le ferait d’une mauvaise toux ou d’un mal de dos chronique !

Le souci exprimé publiquement par cet époux pour la santé de sa femme mais surtout la manière dont il tord le cou à la hchouma qui frappe d’ordinaire tout ce qui touche au génital et au sexuel donnent un aperçu du type de changement dont sont l’objet les mentalités. Mais ce changement est silencieux, à peine perceptible, d’où le sentiment fréquent que rien ne bouge. C’est pourtant le cas. Ce n’est pas le fruit du hasard si sur le plan culturel des œuvres telles Casanégra voient le jour, des mouvements tels hmar ou bikhir s’affirment, des associations comme le MALI osent la subversion. Sous une apparente immobilité, la société marocaine bouillonne et mue. Autant le savoir.