Idées
L’utopie du plein emploi
Comme dans toutes les formes d’intervention publique, il aurait été primordial d’évaluer de façon systématique et rigoureuse les effets des politiques et mesures d’emploi antérieures

L’emploi est le premier défi politique, économique et social du Maroc. Les dernières déclarations du ministre de l’emploi le laissent clairement entendre. Il a certainement conscience que la performance du gouvernement sera évaluée à l’aune des indicateurs du chômage. Pourtant, les engagements annoncés par la nouvelle stratégie pour l’emploi (SNE) ne seront point faciles à tenir. Et pour cause : face au chômage des jeunes et de longue durée, les pouvoirs publics ne sont pas restés inactifs. Le bilan des politiques et mesures préconisées par les successifs assises et forums est plutôt décevant. Pour autant, la politique publique ne peut rester inerte face à ce cancer social. Les générations qui entrent sur le marché du travail vont continuer à être plus nombreuses que celles qui s’en retirent. Et des personnes jusque alors inactives, notamment les femmes ou les jeunes et adultes découragés par une recherche d’emploi sans résultat vont être tentés de profiter d’une éventuelle embellie de l’emploi pour reprendre un travail. A ce rythme, la SNE se donne dix ans pour faire tomber le taux de chômage en dessous de la barre de 4% (contre 9% actuellement). Un objectif qui se rapprocherait du niveau de plein emploi. Le chômage zéro n’existant pas, en raison des délais inévitables qui séparent le fait de quitter (ou de perdre) un emploi et le fait d’en retrouver un autre jugé acceptable (salaire, conditions de travail, localisation…), un nombre moyen de chômeurs subsiste en situation de plein-emploi au titre de ce que les économistes appellent habituellement «le chômage frictionnel».
Parvenir au plein emploi en dix ans est une vue de l’esprit, en raison des incertitudes sur la croissance, le rythme des gains de productivité, etc. Cette perspective n’est pas envisageable, tant est élevé le nombre de créations nettes d’emplois que la croissance économique doit dégager sur une dizaine d’années. Les leçons des échecs passés et présents incitent à plus de prudence sans renoncer au volontarisme politique. Dans des économies similaires à la nôtre, ni les recettes simplistes d’une relance socialiste, ni les ficelles libérales n’ont réussi à venir à bout du chômage. Les premières assises de l’emploi se sont tenues il y a quinze ans. Combien de créations nettes annuelles d’emplois ont eu lieu depuis cette date ? En moyenne pas plus de 140 000 postes dont on suppose qu’un très large effectif ne découle pas des mesures spécifiques ou discrétionnaires définies par la stratégie. Pourtant, la croissance économique a atteint au cours de cette longue période des sommets rarement égalés (près de 5% par an). Depuis quelques années, le Maroc a aligné une série de plans sectoriels dont l’opportunité n’est pas à discuter. Ces stratégies sectorielles ont annoncé des objectifs de création d’emplois extrêmement ambitieux : pas moins de 300000 emplois cumulés par an. En réalisation, ils n’ont pas créé plus de 10000 postes par an. Certains secteurs essentiels ont même perdu des emplois : l’agriculture (12000), l’industrie (20 000). Les créations annuelles nettes de l’emploi dans ces secteurs étaient beaucoup plus élevées avant l’adoption de ces stratégies sectorielles. Pourquoi donc la nouvelle stratégie-a-t-elle succombé à l’attrait d’un chiffrage démesuré alors que de fortes incertitudes pèsent sur la croissance et la dynamique du marché du travail ?
Pour crédibiliser son objectif global, la SNE propose un changement de paradigme : une stratégie de l’emploi au lieu d’une stratégie pour l’emploi ; une stratégie extensive au lieu d’une stratégie intensive, lit-on dans les documents. Cette terminologie ne peut convaincre que par la pertinence du diagnostic et surtout des propositions avancées. La palette de mesures est ordonnée en quatre axes d’intervention : promouvoir la création d’emplois, valoriser le capital humain, améliorer l’efficacité des programmes actifs de l’emploi et renforcer l’intermédiation du marché du travail, développer le cadre de gouvernance du marché du travail. Reformulation du langage mise de côté, ces axes ne présentent pas de nouveauté. Normal, les problèmes n’ayant pas changé, les orientations antérieures ne sont donc pas caduques. Certes, toutes les mesures qui figurent dans ces axes d’intervention ne sont pas une simple duplication d’anciennes mesures, certaines sont actualisées, d’autres sont reprofilées, d’autres, plus rares, sont nouvelles.
Comme dans toutes les formes d’intervention publique, il aurait été primordial d’évaluer de façon systématique et rigoureuse les effets des politiques et mesures d’emploi antérieures. On aurait été frappé par la multiplicité des dispositifs mis en œuvre au cours du temps qui se sont succédé ou entassé en «strates» : qu’ils concernent les dispositifs d’insertion des catégories d’actifs en difficulté sur le marché du travail ou les incitations à l’investissement et à la création d’entreprise selon le secteur concerné. Il aurait été d’un grand apport que la nouvelle stratégie consacre une réflexion approfondie à l’analyse de l’impact de ces mesures, plutôt qu’au diagnostic consensuel sur les dysfonctionnements du marché du travail. Faire évoluer la politique publique et donner plus d’importance à la politique de l’emploi remet au premier plan la question de l’évaluation. Une évaluation administrative qui consiste à identifier les obstacles qui ont entravé la bonne mise en œuvre des dispositifs. Une évaluation économique qui s’attache aux résultats des mesures et plus particulièrement à leur mise en œuvre par les entreprises. Une évaluation des effets globaux de la politique de l’emploi pour apprécier la cohérence d’ensemble d’une politique qui ne prend sons sens que dans l’interaction avec les autres politiques publiques.
