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Idées

L’ingénieux et l’ingénu

Le philosophe espagnol Javier Goma Lanzon est convaincu que les pays musulmans (la question concernait plutôt les Arabes, mais c’est kif-kif bourricot comme dirait l’autre) y viendront, de même que le Japon s’est démocratisé après la Seconde Guerre mondiale. Mais cela ne se produira sans doute pas dès demain.

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Pour vivre heureux et ensemble, soyons ingénus. C’est un peu ce que prône le juriste et philosophe espagnol, Javier Goma Lanzon, en lançant un nouveau concept qu’il a théorisé sous cette douce et enthousiaste appellation : «Théorème de l’expérience et de l’espérance».C’est ce qu’a rapporté Le Courrier international (21-29 / 4/ 2011) qui a interviewé récemment ce philosophe, né en 1965 et dont aucun livre n’est encore traduit en français. Déjà, le quotidien El Pais avait qualifié Lanzon d’un des philosophes espagnols «les plus libres et les plus solides». Le raisonnement de ce philosophe doublé d’un juriste est assez juste lorsqu’il relève que ce qu’il appelle «la philosophie du soupçon» a fait son temps depuis le XIXe siècle et une grande partie du XXe. Pour lui, la pensée est devenue «histoire de la pensée» et depuis le nihilisme en passant par la psychanalyse et la théorie de la fin de l’histoire, on aura tout essayé et tout «pensé» avant d’entrer dans l’ère des «post», dans l’art comme dans d’autres domaines des sciences humaines : culture postmoderne, époque postindustrielle, postcoloniale ou posthistorique. C’est ce qu’il appelle «la philosophie de la lucidité». Rien à voir avec celle d’un penseur comme Emil Cioran, encore que l’œuvre de ce dernier soit souvent considérée, de prime abord, comme un remède contre le bonheur. On peut d’ailleurs lire avec profit à ce propos le dernier numéro du Magazine littéraire dont un dossier est consacré à ce penseur franco-roumain décédé en 1995. Le titre de la couverture est tout sauf ambigu quant à la teneur de la matière dudit dossier: «Cioran : désespoir, mode d’emploi». Et c’est bien Cioran qui dit dans un de ses aphorismes publiés dès 1952 dans Syllogismes de l’amertume : «Le pessimiste doit s’inventer chaque jour d’autres raisons d’exister : c’est une victime du “sens” de la vie». C’est à peu de chose près la conclusion de Camus, dans le Mythe de Sisyphe publié en 1942, lorsqu’il écrit en conclusion de son ouvrage consacré à l’absurdité de la condition humaine : «Il faut imaginer Sisyphe heureux».    

Mais revenons à notre jeune penseur  Javier Lanzon. Pour ce dernier, il s’agit de rompre avec les doctrines (de Schopenhauer à Freud en passant par Nietzsche et Marx) et les vieilles lunes de la pensée subjective et de l’exaltation du moi pour s’inscrire dans son époque et où l’émotion qui doit primer est celle de «l’ingénuité». Pour Lanzon, «il en va de cette philosophie  (celle du soupçon) comme de la transgression morale et de certaines expérimentations artistiques : elle a cessé d’avoir du sens et a atteint un point de non retour. Aujourd’hui, cette forme de pensée est un «épigone» de lucidité qui n’éclaire plus, mais fige, pétrifie (…)». Alors va pour l’ingénuité pour contrer le nihilisme ambiant. Mais l’ingénuité ici est paradoxalement fille d’une expérience, d’un apprentissage d’où le titre de son dernier livre «Ingenuidad apprendida» (ingénuité apprise). Et nous qui croyions que l’ingénu est un candide ignorant qui traverse le monde sans y voir ni mal ni hostilité…

A propos de mal et d’hostilité, il faut préciser que ce long et intéressant entretien a commencé, actualité oblige, par les révoltes dans le monde arabe et l’incontournable question sur la possibilité de la démocratie dans cette contrée. Le philosophe espagnol est «convaincu que les pays musulmans (la question concernait plutôt les Arabes, mais c’est kif-kif bourricot comme dirait l’autre) y viendront, de même que le Japon s’est démocratisé après la Seconde Guerre mondiale. Mais cela ne se produira sans doute pas dès demain. Je crois que la mondialisation est un processus d’occidentalisation du monde, et ce processus se nourrit des principes égalitaires qui ont été élaborés en Occident et continuent aujourd’hui de s’étendre. Même si la démocratie n’est pas une franchise comme Zara. C’est un destin».

C’est vrai quoi, ce n’est pas parce qu’on parle de philo  qu’il faut prendre Zara pour le diminutif de Zarathoustra, Zadig de Voltaire pour une marque de fringues et Hugo pour un parfum. En tout cas, la teneur de la réponse à froid du penseur espagnol à cette première question est au mieux une forme convenue d’occidentalocentrisme primaire, et, au pire, la manifestation caractérisée d’une  «ingénuité» si peu philosophique et franchement désespérante. Car tout à son plaisir d’assigner un sens à l’Histoire, le penseur ingénieux et juriste peu ingénu n’oublie pas en route qu’il est de bon ton d’accorder au monde arabe un supplément d’avenir. Passons, pour conclure, du côté d’un penseur de poids qui ne se démode point, Paul Valéry, dans Regards sur le monde actuel, qui précise à la fin de ces notes sur la grandeur et la décadence de l’Europe : «Il faut rappeler aux nations croissantes qu’il n’y a point d’arbre dans la nature qui, placé dans les meilleures conditions de lumière, de sol et de terrain, puisse grandir et s’élargir indéfiniment».