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Idées

L’impôt et les mÅ“urs

Le rendement de la fiscalité tient à  la généralité de son application, sa bonne adaptation vient de la pluralité de ses formes. Mais sa justice dépend de deux autres vertus : l’une est technique, la connaissance précise et personnalisée de toute capacité contributive. L’autre est politique : le courage de prendre plus à  ceux qui ont plus. Et il en faut, car ceux-là  sont d’habitude, parmi les forts du jeu social. Reste au pouvoir public à  redresser, par la loi, les inégalités construites par la force ou la ruse.

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L a fiscalité est, sans doute, une des images les plus révélatrices d’un type de société. Elle traduit une certaine représentation collective de la justice, elle illustre la capacité du pouvoir à concevoir et à faire appliquer l’équité fiscale…et elle trahit, ici et là, les petits ou grands stratagèmes que certaines catégories ont pu ourdir aux dépens de la collectivité. L’impôt peut se présenter sous deux formes principales. La première, ouverte et pour ainsi dire confiante, ne craint donc pas à l’excès les réactions de rejet, de refus ou de révolte. C’est l’impôt direct que le contribuable paie, par un acte personnel et conscient. La seconde est  plus discrète, quasi anonyme, plus anesthésique et, d’une certaine façon plus sournoise : l’impôt «automatique» prélevé silencieusement par le «système» sur le citoyen, et dont celui-ci ne connaît pas même le montant exact. C’est le cas des « droits » acquittés à l’acte et, surtout, de l’impôt sur la dépense, dont la formule la plus accomplie est la TVA. Dans tous les pays, ces impôts coexistent mais dans des proportions diverses. L’attitude à l’égard du poids relatif de ces deux composantes de l’impôt dans le système fiscal est révélatrice des grandes «familles psychologiques» qui partagent les peuples, vis-à-vis du phénomène fiscal.  Pour s’en tenir à l’Europe, ce n’est pas un hasard si, en matière fiscale, une frontière invisible semble passer entre les pays de l’Europe du Nord d’une part, les pays latins, d’autre part. Dans les premiers, l’impôt sur le revenu fournit une part notable, et parfois la part essentielle, du prélèvement fiscal. Ces types d’impôts sont déclaratifs et ressentis. Cela conduit souvent à évoquer le « civisme fiscal » de ces pays, et à se lamenter en même temps sur l’inaptitude des Latins à consentir à leur société les contributions qu’elle demande. La capacité des peuples du Nord à travailler en commun, la réalité de la démocratie sociale et locale renforcent cette interprétation. La tolérance consciente à l’égard de l’impôt, l’acceptation de la progressivité, et des taux parfois cruels, tout cela montre que dans ces pays la fiscalité n’et pas perçue comme punitive. Et pour une raison assez simple : l’argent qu’on prélève, comme celui qu’on gagne, n’est pas un péché. C’et pourquoi aussi, la bonne acceptation du prélèvement sur le revenu consacre en fait le droit à des prestations publiques  étendues. Face à ces deux modèles, il faudrait être bien utopique pour penser que le système fiscal marocain puisse un jour tendre vers le nordique.
Chez nous, le domaine fiscal touche à ce point la sensibilité personnelle qu’on passionne facilement le sujet…, à cet égard les visions polémiques fourmillent, et dans tous les sens : le conservatisme le plus traditionnel, celui des possédants, et fiers de l’être, continue parfois à soutenir que la progressivité est une confiscation, et que le droit à gagner de l’argent (ou à en avoir) est un des droits imprescriptibles et inviolables, quelle que soit la hauteur de la fortune et du revenu. L’autre polémique tient que la progressivité est l’illustration la plus accomplie de la justice sociale. Mais l’une et l’autre, au fond, commettent la même imprudence à l’égard de la fiscalité : ils la perçoivent comme un prélèvement punitif. Pour les uns, c’est une ponction qu’il faut réduire, pour les autres, une vengeance qu’il faut exercer. Ces images contrastées de la polémique éclairent, en termes humains, les attitudes de tout un pays à l’égard de sa propre fiscalité.  Elles sont, en elles-mêmes, révélatrices de conceptions opposées sur la justice sociale. Or, à la différence de Dieu, nul impôt ne peut prétendre être à la fois juste et unique. Contrairement à lui, d’ailleurs, il ne peut non plus tout savoir et le pouvoir public qui l’utilise n’est pas omnipotent. C’est donc en combinant ses faiblesses que le système fiscal peut seulement espérer approcher sa mission fondamentale, et la seule qui légitime son pouvoir de contraindre : prélever sur chacun à proportion de sa capacité à contribuer. Cette capacité ne se déniche pas par une ponction miraculeuse. Elle se circonscrit par approches successives, malgré le perfectionnement progressif des moyens d’information et d’identification car la mécanique spontanée des revenus et de l’enrichissement s’est compliquée au moins d’autant. Seulement, cette adéquation de la fiscalité aux différentes catégories d’indices de la capacité financière est très variable selon qu’elle les recherche à travers ce qui est gagné, ce qui est dépensé ou ce qui est possédé (le revenu, la dépense, le capital). C’est pourquoi il n’est pas indifférent de savoir quelle part un système fiscal fait à chacune de ces rubriques, quelle connaissance il a, dans chaque cas, de la matière imposable, et quels moyens il possède de compenser les dérapages de chaque impôt sur la réalité. La sincérité et l’équité sont à ce prix. Le rendement de la fiscalité tient ainsi à la généralité de son application, sa bonne adaptation vient de la pluralité de ses formes. Mais sa justice dépend de deux autres vertus : l’une est technique, la connaissance précise et personnalisée de toute capacité contributive. L’autre est politique : le courage de prendre plus à ceux qui ont plus. Et il en faut, car ceux-là sont d’habitude, parmi les forts du jeu social. Reste au pouvoir public à redresser, par la loi, les inégalités construites par la force ou la ruse.