Idées
L’ignorance et sa sainte alliance
Il y a quelques jours, on a appris que des fanatiques religieux ont décapité la tête de la statue de Taha Hussein érigée dans la ville natale de ce grand et lucide penseur arabe. N’épargnant aucun symbole de la culture et des arts, certains excités sont allés jusqu’à couvrir le buste de la cantatrice égyptienne oum kalthoum, érigé à sa mémoire dans sa ville natale d’al mansouria, d’un niqab réglementaire. oum kalthoum enfouie dans un niqab. qui l’eût cru ?

Tout ce qui dispense de penser pousse à l’abrutissement, comme dirait Flaubert à propos d’une certaine presse de son époque. En ces temps d’inculture, d’obscurantisme, d’imprécations et de bruit, on ne compte plus les choses et les gens qui poussent à l’abrutissement général et à l’évacuation de l’esprit et de la pensée dans la vie au quotidien, et même dans ce qui est considéré comme la vie culturelle. Mais si l’on se cantonne au monde arabe ou ce qu’on nomme ainsi, est-ce que cela est un phénomène nouveau ? Dans un long et ancien entretien avec le romancier égyptien Najib Mahfoud, qui date déjà de mars 1988 (Magazine littéraire, numéro spécial consacré aux écrivains arabes), le prix Nobel de littérature répondait à une question sur la vie culturelle dans l’Egypte des années 80 en comparaison avec ses débuts dans la vie littéraire dans les années 40 et 50, époque dont il relevait le dynamisme et l’engouement des gens pour la lecture et les écrivains : «Des millions de gens savent lire aujourd’hui, et un écrivain arabe pourrait avoir cinq millions de lecteurs. Mais peu de gens lisent ; et c’est la faute à la mauvaise qualité de l’enseignement, à la crise économique, à la concurrence de la télévision. Et l’écrivain, au lieu d’être accepté, est ignoré.
Les gens se demandent quand ces écrivains deviendront comme nous (Référence aux auteurs de sa génération et aux prédécesseurs comme Al Aqqad ou Taha Hussein). Ils sont exactement comme nous ! Seulement, ce qui nous a permis de devenir ce que nous sommes a disparu. Il y avait de l’air, il y avait de l’oxygène, quand on allumait une bougie, on éclairait quelque chose. Aujourd’hui il n’y a plus d’oxygène, et lorsqu’on allume une bougie elle s’éteint tout de suite».
C’était il y a un quart de siècle et l’on dirait maintenant. Qu’aurait donc dit aujourd’hui cet écrivain qui a traversé le siècle dernier et frôlé celui-ci ? Qu’aurait écrit celui qui, après avoir été célébré mondialement, a échappé localement à un attentat perpétré par un jeune analphabète fanatisé exécutant une fatwa contre un roman qu’il n’avait même pas lu ?
Il y a quelques jours, on a appris que des fanatiques religieux ont décapité la tête de la statue de Taha Hussein érigée dans la ville natale de ce grand et lucide penseur arabe. Et sinistre coïncidence, si c’est une coïncidence, la même semaine un tout aussi triste forfait fut perpétré contre la statue du grand poète arabe Abou al Alaâ Al Maârri en Syrie, cette fois-ci. Lorsqu’on sait que le premier avait consacré un ouvrage de référence au second, dont le titre est du reste aussi dramatique que ces deux événements : «Maâ Abi al Alaâ fi sijnihi» (Avec Abi al Alaâ dans sa prison), on peut penser alors que la «Sainte ignorance», comme disait Olivier Roy dans un livre éponyme, est aussi une sainte alliance. N’épargnant aucun symbole de la culture et des arts, certains excités sont allés jusqu’à couvrir le buste de la cantatrice égyptienne Oum Kalthoum, érigé à sa mémoire dans sa ville natale d’Al Mansouria, d’un niqab réglementaire. Oum Kalthoum enfouie dans un niqab. Qui l’eût cru ? L’astre de l’Orient, dont la voix magique et les chants emblématiques ont traversé l’histoire de cet immense rêve d’Union arabe du Golfe à l’Atlantique, couverte sous un linceul de silence noir ! Tristes tropismes !
Aujourd’hui, dans ce monde arabe qui marche à reculons vers un avenir prescrit par ceux qui obscurcissent l’horizon, et comme sorti de ses «trois prisons», (Tourani fi attalati mine soujouni…) Abou al Alaâ al Maârri se demanderait tel que dans son poème Solitude : «Qui donc ira porter la nouvelle à la nuit/ de ses longs voiles noire toute entière drapée ? Qui parlera de moi au sable du désert ? (…)». En effet, qui ira porter la nouvelle sinon un autre grand poète, Saint-John Perse dans Exil ? : «Comme celui qui dit à l’émissaire et c’est là son message : (Voilez la face de nos femmes, levez la face de nos fils, et la consigne est de laver la pierre de vos seuils… je vous dirais tout bas le nom de la source où, demain, nous baignerons un pur courroux). Et c’est l’heure, ô poète, de décliner ton nom, ta naissance et ta race».
