Idées
Les nouveaux pauvres
face à tous ces nouveaux pauvres dont la crise est appelée à accoucher en nombre, quelle attitude adopter ? Comment manifester et exercer sa solidarité à leur égard ? En achetant une boîte de kleenex à tous les vendeurs des carrefours ? Une chose est sûre, sans développement de comportements solidaires, la paix sociale encourt de grands périls.

Il vient vers vous, hésitant et honteux. A sa sollicitation, vous opposez machinalement un refus, sans prendre la peine de le gratifier d’un regard. Il n’insiste pas et, sans mot dire, s’éloigne, vite, très vite, comme soudain pressé de sortir de votre champ de vision. C’est alors que vous levez la tête, regardez dans sa direction et captez d’un coup tous les détails de son personnage. Son visage est émacié. Ses vêtements, bien qu’élimés, sont propres. Mais il flotte dedans, paquet d’os dont on entendrait presque les cliquetis. Le désarroi et la tristesse émanant de son être vous saisissent brutalement à la gorge. Alors, à votre tour, vous avez honte. Honte de votre attitude à son égard. Honte de l’insolence du bien-être que vous lui renvoyez à la figure. Honte de l’insoutenable disparité de vos conditions sociales.
On croise tous les jours des mendiants sur son chemin. Mais à force de harcèlement de leur part, on en arrive presque à se convaincre que les victimes, ce ne sont pas eux mais nous qui devons subir constamment leurs quémandes. La professionnalisation de la mendicité, sur laquelle des articles de presse sont régulièrement publiés, conforte dans cette bonne conscience. Dans ces âmes à la dérive, on ne voit plus que les instruments des réseaux mafieux. Des individus qui, plutôt que de travailler, font profession de leur misère au détriment de leur dignité. Confort moral oblige, on ne s’attarde plus sur les causes de cet état de fait. Mais les réalités dérangeantes finissent toujours par se rappeler au bon souvenir de chacun. Ainsi de cet article, lu récemment et qui fait état de ce que la crise, dans notre pays, est là et bien là, «plus dure même que prévu». Tous ces derniers mois, la tendance des responsables politiques a été de nier ou, du moins, de relativiser les effets de la crise internationale sur notre économie. Aujourd’hui, on commence à reconnaître du bout des lèvres qu’on est logé à la même enseigne que le reste du monde. Si certains secteurs, comme le tourisme, résistent encore relativement bien, d’autres, par contre, sont frappés de plein fouet. En matière d’exportation, par exemple, la situation serait très inquiétante. Le textile compte parmi les industries les plus sinistrées. Les commandes ayant chuté, des dizaines de milliers de licenciements y ont été enregistrés. Pour la seule région de Fès, l’AMITH estime à 20 000 environ le nombre d’employés licenciés depuis le début de la crise (10 % du total). Ce chiffre ne tient pas compte de ceux – innombrables – qui ont perdu leur emploi mais ne sont pas recensés, car travaillant dans le secteur informel. Dans les pays disposant d’un système de protection sociale, les allocations chômage permettent aux personnes brutalement privées d’emploi de garder un temps la tête au-dessus de l’eau, il n’en va pas de même chez nous. Avant, la solidarité familiale faisait office de protection sociale. C’est de moins en moins le cas aujourd’hui, notamment dans une grande ville comme Casablanca. Que reste-t-il, par conséquent, comme solution à l’ouvrier privé, du jour au lendemain, de son maigre salaire ? Chercher un autre emploi ? Et s’il n’en trouve pas ? Jusqu’à présent, les mendiants sont surtout des mendiantes ou des vieilles personnes, les unes amadouant les âmes charitables par leur âge et les autres par les marmots – loués souvent pour la circonstance- accrochés à leurs basques. Les hommes dans la force de l’âge qui s’adonnent à cette pratique ne sont pas légion, leurs «arguments de vente» étant peu convaincants. D’où le réflexe de rejet quasi-systématique à l’égard de ceux qui tentent, malgré tout, d’investir ce terrain. Maintenant, avec la crise et les dizaines de milliers de travailleurs qu’elle laisse sur le carreau, on est appelé à voir de plus en plus de ces derniers. On aura alors beau jeu de leur reprocher d’opter pour la voie de la facilité. Car, en l’absence d’offres de travail, que reste-t-il comme autre alternative ? Voler ?
L’homme malingre a tourné au coin d’une rue mais le sentiment de mal-être perdura longtemps après qu’il ait disparu. La question demeure sans réponse. Face à lui, face à tous ces nouveaux pauvres dont la crise est appelée à accoucher en nombre, quelle attitude adopter ? Comment manifester et exercer sa solidarité à leur égard ? En achetant une boîte de kleenex à tous les vendeurs des carrefours ? Une chose est sûre, sans développement de comportements solidaires, la paix sociale encourt de grands périls.
