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Idées

Les chiffres et les êtres

Les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas de héros. Selon l’enquête, les sondés ne citent comme modèles que des vedettes du sport, de la télé et du prêche religieux.

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najib refaif 2012 06 21

Etre jeune marocain au XXIe siècle. Tout un programme de vie d’une génération née entre deux siècles. Mais qu’est-ce qu’être jeune ici et maintenant ? Et d’abord, jusqu’à quand est-on encore jeune aujourd’hui au Maroc ? Deux questions auxquelles certains sociologues (rares), des sondeurs (nombreux), et des démographes en mission ou en service commandé tentent de répondre avec des moyens divers et en se basant sur des critères dont l’objectivité n’engage qu’eux. Toujours est-il que l’on veut de plus en plus connaître cette catégorie de la population, ses attentes et ses aspirations, ses peurs et ses ambitions. Il était temps car elle constitue le pan important de ceux qui peuplent le pays. Peupler ce n’est pas seulement pourvoir un pays d’une population, c’est aussi à prendre au sens étymologique du vocable peuple. Le peuple. Grand mot aujourd’hui tant il est dans toutes les bouches et que toutes les bouches politiques n’ont cessé de proférer. D’un glissement sémantique à un glissement démographique et, dans une sorte de métonymie, on a fait de la jeunesse un peuple comme pour appliquer la formule hugolienne : «Chaque génération est un nouveau peuple».

C’est ainsi que la dernière enquête, fort utile, du Haut Commissariat au Plan a circonscrit l’âge de la jeunesse entre 18 et 45 ans. On peut s’en étonner lorsqu’on sait qu’une enquête récente au Japon, par exemple, a mis le curseur entre 16 et 35 ans. Mais on nous dit que l’espérance de vie au Maroc a augmenté ces quarante dernières années. Les Japonais vivent-ils moins vieux ? Non. Bon, elle a augmenté un peu partout dans le monde mais qu’importe. En fait, ce sont surtout les résultats de cette enquête qui importent, même si tout dépend du questionnaire et de la formulation des questions. Enquête d’envergure s’il en est, cette opération «sondagière» telle que présentée par les médias nous apprend que 98% des jeunes âgés de 18 à 45 ans, rappelons-le, sont fiers de leur marocanité. Personne n’en doutait jusqu’ici, mais on ne sait jamais. La preuve, il y a tout de même 2% qui ne le sont pas. On prendra au hasard des chiffres comme celui de ces 54% de jeunes qui vivent encore chez leurs parents. C’est beaucoup et trop peu, mais tout dépend de l’âge du gaillard. A quarante ans passés, cela peut paraître étrange ou inquiétant. D’autres chiffres encore ne peuvent qu’étonner ou confirmer ce que l’on ressent pour peu que l’on observe au quotidien les expressions et les comportements contradictoires, sinon paradoxaux, de la population et de son mode de vie. On sait que l’air du temps est à ce mélange de bigoterie et de libération des mœurs qui déjoue ou se joue des statistiques et  de toute analyse sociologique normale. Il existe en effet une sorte d’ambivalence dans l’idiosyncrasie d’une population, ce tempérament personnel des individus, qui peut être lue plus comme un sujet d’étonnement qu’en tant qu’objet d’étude. Et encore moins comme une vérité établie de l’instant d’une vie. Il y a cependant un élément fondamental qui, à lui seul, pourrait expliquer bien des carences et des incuries dans ce pays. C’est celui qui révèle que les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas de héros. En effet, selon l’enquête, les sondés ne citent comme modèles, et dans un faible pourcentage, que des vedettes du sport, de la télé et du prêche religieux. Lorsqu’une société n’offre plus pour la jeunesse de modèles intellectuels, culturels, politiques et démocratiques pour un exercice d’admiration, il n’est guère étonnant de voir s’agrandir et s’étendre ce domaine du vide, de l’obscurantisme, de la tradition vermoulue et inhibitrice où vaquent, comme sur un terrain vague, des jeunes qui ont des allures de vieux chnoques  sans rêves et sans avenir.

A quoi sert alors une enquête sur les jeunes aujourd’hui ? Certaines voix contestant l’opportunité politique et le timing de la publication de cette enquête et se demandent même à qui sert-elle ? A tous et à personne, serait-on tenté de répondre, car lorsqu’on a cité Victor Hugo et sa formule selon laquelle chaque génération est un nouveau peuple, on a omis de préciser dans quel contexte et sous quelles conditions il avait avancé cela. C’est dans une démocratie cohérente aux pouvoirs articulés et dans une société libérée de ses vieilles traditions, de ses peurs et de ses frustrations. On peut avancer les chiffres que l’on veut, en tirer ou non des conclusions et tirer des plans sur la comète, le réel est ce qu’il est. On ne peut agir dessus que si l’on œuvre sur le possible. Mais c’est là où l’on doit faire preuve de compétence, de courage et surtout d’imagination. Plus que de chiffres et de statistiques instantanés, on a besoin d’études dans toutes  sortes de disciplines qui vont de l’anthropologie et de l’histoire à la prospective. C’est justement un anthropologue (Ah ! l’anthropologie, cette discipline inconnue ou méprisée ici et pourtant si nécessaire pour tenter de connaître un pays comme le nôtre), c’est donc Emmanuel Terray qui écrit ceci : «Le réel est supérieur au possible, parce qu’il peut être connu par la raison, alors que le possible affole l’imagination». Qui a envie ici d’affoler l’imagination et l’imaginaire ? Les poètes peut-être. Mais qui écoute encore les poètes ?