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Idées

Le tribunal du grand nombre

Dans une de ses formules, rarement ricaneuses, Raymond Aron dit, comme une provocation paradoxale venant d’un auteur prolixe doublé d’un éditorialiste célèbre et de talent, «le principal obstacle à la liberté de la presse, c’est le lecteur».

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chronique Najib refaif

Quand on sait qu’il s’agissait d’une époque où les lecteurs étaient ceux de la presse, dite aujourd’hui classique, c’est-à-dire sur le support papier, on imagine ce qu’il aurait pensé de nos jours dans cette ère du tout numérique. En tout cas, le sens de sa formule reste pertinent tant la pression du lecteur, c’est-à-dire de la société, est prégnante. Cette pression oblige ceux qui prennent la plume pour exprimer des idées ou émettre des opinions à répondre devant le tribunal du grand nombre. Elle les expose donc à de multiples réactions souvent hostiles, car le lecteur satisfait ou en accord réagit rarement, ou, s’il le fait, demeure mesuré et pusillanime. Le bruit vient des autres : ceux qui ne sont pas d’accord et ceux qui ne le seront jamais parce qu’ils ont fait profession de s’opposer à tout, guettant la moindre expression, débusquant le moindre geste ou position sortant des sentiers battus, de la tradition ou de la pensée unique, laquelle en réalité est loin d’être une «pensée», notamment dans nos sociétés figées dans un tribalisme mental hautement archaïque.

Mais une question reste à poser à ceux qui pensent écrire encore pour les autres, ou du moins s’adresser à eux à travers les nouveaux médias: peut-on dire qu’ils ont encore des lecteurs comme ils le pensaient hier lorsqu’ils pouvaient presque les compter tant ils leur étaient familiers ?  Nulle réactivité ne les liaient à eux et peu ou pas d’échanges s’établissaient. Peu nombreux mais anonymes, ils étaient «un lectorat», non pas au sens abstrait et sélectif, mais au vrai sens journalistique et affectif. Dès lors, ils sentaient que ce qui les réunissaient étaient leur ressemblance, même dans les désaccords. Aujourd’hui, ce sont les différences qui font réagir et font éclater intolérance et détestation, vindicte et éructations. Libération de la parole et de l’expression incontrôlée oblige, le lecteur est devenu, en effet, un obstacle devant ceux qui exposent une idée en toute liberté.

Hier encore, le journaliste honnête avait un lectorat plus un lecteur. Ce dernier était en fait le premier. Assis à son bureau, il donnait ou pas son accord à la publication, contrôlait l’écrit avant impression, interrogeait et traquait la moindre allusion, réelle ou supposée ; il tentait de débusquer la plus futile métaphore susceptible de suggérer à son lectorat telle idée, ou de laisser suinter telle opinion «politiquement incorrect» ou outrageusement rebelle tapies dans l’interstice d’une phrase ou les circonlocutions de sa tournure. Ce lecteur-là était connu de toute la profession, et lui-même composait de temps à autre avec la gent journalistique de tous bords, allant parfois jusqu’à trinquer avec certaines plumes peu conformistes et en vue à l’époque. Ils allaient jusqu’à moquer sa bêtise en lui opposant la formule caustique de Karl Kraus qui conseillait d’«interdire les écrits que le censeur comprend». On vous parle d’un temps, comme dirait la chanson, que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. Mais se remémorer cela n’est pas verser dans une nostalgie de mauvais aloi, et encore moins comparer les époques pour en concevoir des regrets. Aucune censure, aucune restriction n’ont jamais fait avancer la liberté. Même si, généralement, on peut dire avec Max Stirner, qu’il n’y a pas de liberté, il n’y a que des hommes libres… Et d’ailleurs, aucune société de par le monde et quel que soit son degré d’évolution en matière de libertés et de démocratie, n’échappe, relativement, au sens contenu dans la formule de Stirner, pas plus qu’à celle de Raymond Aron citée en début de cette chronique. Sauf qu’aujourd’hui, il n’y a plus de lectorat, et moins encore cet «étrange lecteur en avant-première» assis dans son bureau, manipulant avec art les ciseaux d’Anastasie et délivrant avec parcimonie son imprimatur aux écrits éphémères de journalistes impécunieux, pleins de mots , de rêves et d’illusions…