Idées
Le rêve juste
Le pays est dans un besoin irrépressible de justice sociale et de respect des droits économiques et sociaux. Celle qui, hier, faisait de ceux-ci son cheval de bataille, était
la gauche, une gauche aujourd’hui dans un désarroi sans nom. La mouvance religieuse s’est portée acquéreur
de la place laissée par elle vacante. Pour une raison simple : elle a su réinvestir le champ de l’utopie, une utopie d’autant plus facile à manier que les promesses faites ont l’éternité pour se concrétiser !

C’est à peine si sa tête atteint le niveau de la vitre. De sa petite main, quasi encore une menotte, il vous tend une boîte de kleenex qu’il vous supplie de prendre. Il est neuf heures du soir et le gamin n’a pas dix ans. A force d’être exposé à ce type de situations, on se croit blasé. Que nenni ! l’image vous envoie un uppercut droit au cœur d’autant que vous sortez d’un débat sur la gauche marocaine qui n’a eu pour effet que de réactiver un peu plus en vous le sentiment de l’impasse.
Au-delà des analyses savantes, la réalité du pays est là qui empoigne, dans sa cruelle «concrétude». Face à elle, c’est à chaque fois le même désarroi qui saisit. Comment se prémunir contre le regard suppliant d’un petit vendeur à la sauvette qui, à l’heure où les enfants de son âge sont au lit, vous interpelle au feu rouge pour vous grappiller quelques dirhams ? Quoique l’on fasse, ce n’est jamais la bonne réponse. Donner, c’est encourager le fléau de la mendicité, d’autant plus grave qu’il touche un mineur. Résister, c’est, par le refus qu’on oppose, priver l’enfant du plaisir de voir sa «quémande» entendue. Tout cela pour dire qu’il est un monde entre les positions théoriques et le vécu pratique.
Maintenant du débat sur la gauche et sur la recomposition du champ politique, problématiques qui, au cours de la dernière semaine(*), ont fait l’objet de plusieurs rencontres et le titi casablancais avec sa boîte de kleenex, quel est le lien ? Le lien, pour qui ne le percevrait pas de prime abord, est dans l’urgence pour le politique d’apporter les réponses adéquates aux maux multiples qui minent notre société et dont la plus poignante -la plus porteuse de dangers aussi – est l’exclusion sociale.
La dernière enquête du Haut Commissariat au Plan (HCP) sur les niveaux de vie des ménages marocains nous apprend que le taux de pauvreté a baissé de 15,3% à 9% entre 2001 et 2007. C’est une bonne nouvelle même si, selon la même source, l’approche subjective de la pauvreté indique pour sa part que «seule une proportion de 53,1% des Marocains considèrent qu’elle a dépassé le seuil de pauvreté tel qu’elle le désire elle-même», ce qui revient à dire que 46,9% s’estiment toujours vivant sous le seuil de pauvreté.
Ces résultats que nous ne pouvons que saluer et qui prouvent le sérieux du travail mené en la matière se voient malheureusement minorés par ce par quoi l’on est assailli au quotidien, ces mains tendues qui surgissent de toutes parts.
Et de se demander comment, alors que les indicateurs économiques s’améliorent, l’image de la précarité s’impose, plus forte que jamais, à travers cette plaie qu’est la mendicité. On peut, certes, mettre en avant la professionnalisation de celle-ci mais cette professionnalisation en elle-même est signifiante de la crise grave traversée par le corps social, tant sur le plan économique que sur celui des valeurs.
Au-delà du fait même de la misère, toujours importante malgré le recul enregistré, il y a cette dilution du sens de la dignité qui va conduire des personnes à tendre la main plutôt qu’à se battre, fût-ce à «la sueur de leur front» pour gagner de quoi subsister. La mendicité actuelle se caractérise par l’élargissement des profils de ceux qui s’y adonnent. On rencontre de plus en plus d’individus de tout âge dont l’apparence tranche avec l’image traditionnelle du vieux mendiant déguenillé.
Parfois encore jeunes et même «correctement» mis, ce qui frappe chez eux, c’est l’état de rupture de ban qu’ils expriment. C’est ce sentiment de la déchéance qui se lit à travers leur regard. C’est cette réalité de l’exclusion qu’ils vous brandissent sous le nez dès que vous le mettez dehors. Pendant ce temps, les partis politiques censés se faire le relais des aspirations sociales, perdent chaque jour un peu plus pied. Les élections législatives du 7 septembre ont montré la désaffection grandissante de la population à leur égard et ce, pour des raisons largement débattues depuis.
L’année présente a été marquée par le développement, en marge des structures partisanes traditionnelles, de mouvement de protestation (les tansikiyates) à travers lesquels les populations ont fait entendre leur révolte et leur colère face à la dégradation de leur condition sociale. La réponse apportée par le pouvoir fait craindre un retour du politique répressif (événements d’Ifni).
Or, le pays, par tout ce qu’il donne à entendre, est dans un besoin irrépressible de justice sociale et de respect des droits économiques et sociaux. Celle qui, hier, faisait de ceux-ci son cheval de bataille, était la gauche, une gauche aujourd’hui dans un désarroi sans nom. La mouvance religieuse s’est portée acquéreur de la place laissée par elle vacante.
Pour une raison simple : elle a su réinvestir le champ de l’utopie, une utopie d’autant plus facile à manier que les promesses faites ont l’éternité pour se concrétiser ! En ces temps de libéralisme mondialiste, les gens de gauche demeurent plus que jamais les porteurs des vraies valeurs d’humanité.
Renouer avec leur foi d’antan est la seule manière pour eux de revenir dans le champ de l’action. Pour reprendre les paroles de Abdellatif Laâbi qui fait partie de ces utopistes des générations précédentes auxquels l’on doit nos libertés actuelles, «ce qui manque à la politique dans ce pays, c’est le souffle de l’utopie.
L’utopie, explique-t-il, c’est le rêve juste ancré dans l’espèce humaine. Un rêve juste qu’il faut retrouver par la belle folie de rêver. Pour changer le cours du temps, il faut savoir être fou. Mais fou d’une folie généreuse qui, à terme, s’empare de tous pour rendre l’impossible possible».
