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Idées

Le poids des mythes

Qui seraient les vrais descendants des Hébreux ? Réponse
de Ben Gourion en 1919 : les paysans autochtones de Palestine.
Les Palestiniens ! Pour Ben Gourion lui-même, cette histoire d’exil était un pur mythe. Du coup, s’il n’y a pas eu d’exil des Hébreux en 70, on ne peut pas parler aujourd’hui de «peuple juif».
Les juifs appartiendraient à  des groupes humains différents, devenus juifs par la conversion. Ainsi, les juifs du Maroc seraient des berbères judaïsés et non des descendants de David. Autre présupposé mis ainsi en pièces : le non-prosélytisme de la religion juive. A l’image des autres religions, le judaïsme se serait propagé par la conversion.

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Toute nation, pour se construire, a besoin de mythes fondateurs. Une fois la maison  solide sur ses fondations, l’échafaudage symbolique peut être retiré. Mais pour cela, le temps doit faire son travail. A la déconstruction des mythes, une problématique classique, les chercheurs s’adonnent normalement sans soulever de passions particulières. Il est cependant des exceptions. Schlomo Sand, historien israélien, en sait quelque chose. Depuis qu’il s’est aventuré à soumettre à la réflexion critique les présupposés historiques de son pays, il a perdu nombre de ses amis. Et gagné en retour un bon paquet d’ennemis. Avec son ouvrage, Comment le peuple juif fut inventé, paru en 2008, c’est le pavé dans la mare sioniste. En s’attaquant à un mythe tel l’exode des juifs, Schlomo Sand met à plat la thèse du peuple exilé qui, après 2000 ans d’errance, retourne à la terre d’où il vient. Couronné en 2009 par le prix littéraire «Aujourd’hui», son livre, bestseller en France et en Israël, a provoqué des débats enflammés dans les deux pays.
Jeudi 7 juillet, Schlomo Sand a présenté son ouvrage à la Bibliothèque Abdul Aziz Al Saoud, à Casablanca sous l’invitation conjointe de l’Association Maroc-Palestine, du Réseau euro-méditerranéen des universités et de l’Association marocaine pour la recherche historique. Du fait de son talent d’orateur et de la qualité de sa conférence, cette rencontre fut marquante à un niveau tant académique que symbolique. Pour beaucoup, sans doute pour l’écrasante majorité des Marocains présents dans la salle, c’était le premier contact avec un Israélien. Contact d’autant plus fort qu’il fut assorti d’un échange d’une franchise rare sur des questions aussi sensibles que l’identité israélienne, la Nakba et la Shoah, les Arabes-Israéliens et les Palestiniens.  
 «Pour créer une nation et justifier la colonisation, il faut inventer un peuple», dit l’historien, tout en rappelant au passage que «presque toute l’histoire des peuples est une invention». Quand, à la fin du XIX siècle, dans la foulée des nationalismes européens, le mouvement sioniste se fixe comme ambition la création d’un Etat juif (ou pour les juifs), il lui faut donc «inventer un peuple» de manière à réunir les communautés juives éparpillées à travers le monde et les faire converger vers un même point. Pour ce faire, il entreprend de relire la Bible dans une perspective politique. Or, que dit la Bible au sujet des juifs? Elle parle d’un premier exode, leur sortie d’Egypte suivie de la conquête de Canaan, puis un second exil, celui de 70 après J.C., quand les Romains les eurent chassés de Jérusalem. Les sionistes, qui sont des juifs laïcs, comprennent le parti à tirer du mythe de l’exil, un mythe, ironie du sort, d’origine chrétienne. En effet, souligne Schlomo Sand, les chrétiens le posent comme la punition envoyée par Dieu aux juifs pour avoir tué le Christ. Mais les sionistes ne s’embarrassent pas de pareils détails : ce mythe va être la clé de voûte de leur argumentaire. Ils y prennent appui pour motiver le retour des juifs en Palestine et la création d’Israël, jouant sur les fondamentaux de la théologie juive, tels la notion de Terre promise. Mais, au départ, la portée de leur discours est très limitée. En effet, dans la culture millénaire juive, le retour à la Terre promise est décidé par Dieu, non par les hommes. De plus, «Sion ne constitue pas une patrie mais un lieu saint vers lequel il ne sera permis d’émigrer qu’après la Rédemption». Cependant, à l’ouverture des camps de concentration et à la révélation de leurs atrocités, l’immense majorité des juifs est convaincue de la nécessité d’avoir un Etat pour se protéger de la vindicte des «Gentils».
Retour maintenant à la Bible. Dans les années 80, des études menées par des archéologues israéliens démontrent que ce qui y est écrit ne repose sur aucun fondement historique. Il n’y aurait pas eu de conquête de Canaan. Pas eu d’exode. Pas plus que d’exil massif des juifs en 70. N’étant pas à l’origine un spécialiste du sujet, Schlomo Sand, quand il entreprend l’écriture de son livre, va de bouleversement en bouleversement. Tout historien qu’il soit, lui-même ignorait dix ans auparavant que cette idée de l’exil, qui structure la conscience juive, est un mythe total. «Quand j’ai commencé à chercher, j’ai réalisé qu’il n’existait pas un seul livre d’histoire consacré au sujet. Et quand j’ai interrogé mes pairs spécialisés dans l’histoire de l’Antiquité, j’ai appris qu’en fait, non, il n’y aurait pas eu vraiment d’exil des juifs en 70 par les Romains». Un vrai choc émotionnel ! Si les élites ont été chassées, le petit peuple, fait de paysans, est resté sur place. Voilà qui remet tout en question. Et pose l’interrogation suivante. Qui seraient les vrais descendants des Hébreux ? Réponse de Ben Gourion en 1919 : les paysans autochtones de Palestine. Les Palestiniens ! Pour Ben Gourion lui-même, cette histoire d’exil était un pur mythe et il fut parmi les premiers à le reconnaître !
Du coup, s’il n’y a pas eu d’exil des Hébreux en 70, on ne peut pas parler aujourd’hui de «peuple juif». Les juifs appartiendraient à des groupes humains différents, devenus juifs par la conversion. Ainsi, les juifs du Maroc seraient des berbères judaïsés et non des descendants de David. Autre présupposé mis ainsi en pièces : le non-prosélytisme de la religion juive. A l’image des autres religions, le judaïsme se serait propagé par la conversion. Le prosélytisme aurait ensuite été abandonné pour des raisons de survie au sein des mondes chrétien et musulman qui le proscrivaient.
Quid alors de la «légitimité» de l’existence de l’Etat d’Israël, si la thèse même qui la fonde ne tient plus ? Ancien militant de l’extrême gauche israélienne, d’abord partisan d’un Etat binational puis aujourd’hui de celui de deux Etats vivant côte à côte, Schlomo Sand est un homme d’engagement. Lors de la dernière guerre de Gaza, il n’a pas eu de mots assez durs pour dénoncer les massacres commis par l’armée de son pays. Il est également de ces Israéliens qui s’indignent haut et fort de l’inégalité des droits entre juifs et non-juifs en Israël. On a ainsi pu l’entendre sur un plateau de télévision française apostropher le vice-président du CRIF pour lui demander de dire s’il est un citoyen français ou israélien. Et de s’indigner de ce que celui-ci, qui vit en France, jouisse de droits en Israël que le voisin arabe de Schlomo, à Tel Aviv, n’a pas. Mais Schlomo Sand, tout en reconnaissant que Israël est un fait colonial, construit sur la dépossession et la destruction d’un autre peuple, revendique son identité d’Israélien. «Même si le crime est récent, le sentiment national israélien est une réalité», tenta-t-il de faire comprendre au public marocain venu l’écouter. Au cours de cette rencontre, ce fut sans doute l’un des moments les plus forts. A la question de savoir comment un juif d’origine polonaise pouvait se dire israélien, il expliqua que, pour lui, être israélien, ce sont des paysages, des odeurs, des couleurs, une langue, la langue de l’amour. «Mon premier mot d’amour, dit-il, je l’ai prononcé en hébreu, pas en yiddish».
Côté arabe, des mythes sont aussi à démonter et il va bien falloir qu’on s’y attelle pour retrouver le chemin de la paix entre juifs et arabes.

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