Idées
Le piéton, cette quantité négligeable
Pour les psychologues et psychanalystes, le comportement du conducteur marocain est un formidable champ d’analyse des tensions et frustrations traversées par la société. Au Maroc, la voiture n’est pas juste un objet utilitaire ou même un simple signe extérieur de richesse. Sa possession dispense du pouvoir. plus elle est grosse, plus son propriétaire se sent fort.

Ferait-il simplement mine de décélérer ? Non, pensez-vous ! Le pied sur la pédale, houa machi fi had el alam (il n’est pas dans ce monde) ! Qu’importe qu’une vieille dame ou une maman avec une poussette se soient déjà engagées sur le passage. C’est à elles de s’arrêter net pour lui permettre de continuer sur sa lancée. Lui se considère tout naturellement dans son bon droit. Dès lors qu’il est au volant de son quatre-roues, la route ne lui appartient-elle pas ? Les passages cloutés ? Il n’y a plus de clous alors comment respecter quelque chose qui n’existe plus ? Le respect des piétons ? Mais il les respecte les piétons dès lors qu’ils restent sur le trottoir ! Un automobiliste qui s’arrête pour un bipède ? Soyons sérieux, il y a une hiérarchie des valeurs qui, elle, mérite le respect. Sur la route comme dans la vie.
Au vu du nombre de ses morts et de ses blessés, la conduite automobile au Maroc nourrit régulièrement l’indignation. A chaque nouveau bilan ou accident dramatique, elle est mise à l’index même si elle n’est pas l’unique responsable de cet état de fait. Au-delà cependant de la «désinvolture» du conducteur marocain par rapport au code de la route, plus que lorsqu’il brûle un feu rouge ou fait de l’excès de vitesse, il y a dans son comportement à l’égard des piétons, dans sa manière de les considérer comme quantité négligeable, quelque chose de tout à fait symptomatique.
Dans le sens inverse, on peut en dire autant de l’irresponsabilité des personnes à pied qui traversent la chaussée en tout lieu et au mépris de leur propre sécurité, ces deux attitudes participant du même rapport à l’autre et à la loi en pratique dans notre société.
Aussi contradictoire que cela puisse paraître, céder le passage au Maroc à un piéton dans un espace autorisé peut s’avérer dangereux autant pour l’intéressé que pour soi-même. Car le conducteur qui vient derrière vous peut vous emboutir et/ou écraser le malheureux quidam qui, s’y sentant autorisé par votre arrêt, est en train de traverser en toute confiance.
En effet, l’injonction «respect du passage clouté» est quasi absente du disque dur de l’automobiliste marocain. Autant, même si elles peuvent être bafouées, les autres règles élémentaires du code de la route (feu rouge, stop, priorité à droite, passage interdit, etc.) sont présentes à son esprit, autant celle relative aux passages piétonniers semble y faire l’objet d’un blanc total. Le décalage sur ce point entre les comportements du conducteur européen et marocain est impressionnant. Dès qu’un piéton se profile dans son champ de vision, le premier ralentit et s’arrête automatiquement pour le laisser passer et ce, même si le gars se trouve en dehors du passage clouté. Le second lui, en situation de passage clouté, maintient sa vitesse, attendant de l’autre qu’il s’écarte de son chemin.
Telle le veut sa conception de la bienséance entre celui qui a une voiture et celui qui marche à pied. Comme, d’une manière générale, entre celui qui a et celui qui n’a pas. Car tout se joue à ce niveau.
Pour les psychologues et psychanalystes, le comportement du conducteur marocain est un formidable champ d’analyse des tensions et frustrations traversées par la société.
Au Maroc, la voiture n’est pas juste un objet utilitaire ou même un simple signe extérieur de richesse. Sa possession dispense du pouvoir. Plus elle est grosse, plus son propriétaire se sent fort. Voyez à ce propos le nombre impressionnant de grosses 4/4 que l’on croise dans les artères des grandes villes. A croire que les Marocains fortunés passent leur vie à faire du hors piste !
Maintenant le piéton se fait autant mépriser par le conducteur de la berline rutilante que par celui qui conduit un vieux tacot.
Peut-être d’ailleurs même encore plus par ce dernier qui, parce qu’il est au volant d’une voiture, se sent jouir d’une puissance dont il est dépossédé par ailleurs. Comme le pauvre hère qui, de retour à la maison, se venge sur sa femme des brimades dont il a été l’objet pendant la journée, le piéton est écrasé (au sens figuré mais, malheureusement aussi parfois, au sens propre) par l’automobiliste. La raison profonde? Pas besoin d’être diplômé en psychologie pour la deviner.
