Idées
Le passé n’est jamais passé
entre une histoire qui paralyse la capacité d’une nation à «avancer» collectivement et une absence totale de volonté de confronter le passé, source de critiques du présent, il y a de la marge. Les nations saines utilisent cette marge pour enterrer les souffrances du passé, et même le passé lui-même.

L a relation qu’entretient une nation avec son passé est cruciale à son présent ainsi qu’à son avenir, à sa capacité à «aller de l’avant» avec sa vie, ou à tirer les leçons de ses erreurs pour ne pas les répéter.
Il y a ce passé qui «n’est pas mort et enterré. En fait, il n’est même pas passé», comme l’exprime si bien William Faulkner. Un tel passé interdit de manière obsessive toute possibilité d’évolution vers une nécessaire réconciliation avec soi-même et avec un ennemi d’antan ou actuel.
Un tel passé est douloureusement observable aujourd’hui dans les Balkans, par exemple, une région si obsédée par les conflits qui l’ont déchirée dans les années 90 qu’elle en reste paralysée. Il persiste encore une totale incapacité à admettre le point de vue de l’autre et à dépasser cette notion de martyre collectif, même si, il est vrai, elle est vécue de façon différente d’un point à un autre de la région.
Aujourd’hui, les Balkans ont bien moins besoin d’historiens ou de politologues que de psychanalystes qui peuvent les aider à transcender leur passé au nom du présent et de l’avenir. Reste à espérer que la promesse de l’intégration dans l’Union Européenne constituera la meilleure «cure psychanalytique».
Contrastant avec cette version paranoïaque du passé, il y un passé enseveli sous le silence et la propagande ; un passé auquel on ne prête aucune attention et qui reste comme une blessure secrète pouvant se rouvrir à tout moment. Bien sûr, le non-traitement du passé n’est pas le privilège exclusif des régimes non démocratiques. Plus de trente ans après la disparition de la longue dictature de Francisco Franco, l’Espagne se retrouve confrontée aux ombres d’un passé auquel elle avait délibérément choisi de ne pas faire face. Ce passé prétendument enterré était toujours présent, prêt à répandre sa vengeance dès que le miracle économique ralentirait ou s’arrêterait.
La Chine, qui vient de fêter en grande pompe le soixantième anniversaire de la fondation de la «République du Peuple» par Mao, constitue l’un des cas les plus intéressants d’une nation manifestant une certaine myopie vis-à-vis de son passé. La Chine peut être fière de son histoire récente. Il suffit d’observer l’accession à l’éducation de son importante population rurale contrastant avec son «rival démocratique», l’Inde. La fierté chinoise est tout à fait légitime aujourd’hui.
Affaibli et divisé, déchiré par des conflits internes et externes par le passé, ce pays est sur le point de devenir la seconde puissance économique de la planète, et ce, en une soixantaine d’années. Cette prospérité insolente de la Chine, même si elle est loin d’être également répartie, sa relative stabilité, même si l’ouverture du régime demeure particulièrement limitée, sont indéniables et imposent le respect. Mais le succès d’un pays qui a mobilisé ses énergies au point de transformer les humiliations du passé en puissante fierté nationale ne s’accompagne pas, c’est le moins que l’on puisse dire, d’une analyse objective de son passé.
De 1957 à 1976, des prémices du «Grand bond en avant» de Mao qui a provoqué une terrible famine responsable de la mort de dizaines de millions de personnes, au crépuscule de la «Révolution culturelle» qui laissa la société chinoise divisée et traumatisée par la cruauté délibérée et la destruction des biens culturels, la Chine aura supporté deux décennies cruellement difficiles. La Chine doit y faire face si elle veut progresser intérieurement et devenir un acteur respecté et respectable dans le système international.
Mais comment la Chine peut-elle mettre en place cet «Etat de droit» dont elle a tant besoin, sans parler même de démocratie, si elle persiste à mentir à son peuple sur son passé récent ? Refuser de faire face à un passé douloureux entraîne le risque de le reproduire.
Un tel choix peut encourager les tendances les plus dangereusement nationalistes au sein d’une société qui ne sait pas, surtout les plus jeunes, ce qui se cache derrière le silence et les mensonges officiels. Lorsque j’enseignais à Harvard l’année dernière, mes étudiants chinois ignoraient presque tout de leur propre histoire récente. Ils eurent une sorte de réaction de «défiance nationaliste» en réaction aux observations critiques. Ils voulaient «vérifier» la «justesse» des remarques historiques qui ne correspondaient pas à l’histoire qui leur avait été enseignée à l’école. Comment pouvais-je être si critique de Mao ? C’était la preuve de mon parti pris occidental contre le géant asiatique naissant.
Entre ces deux extrêmes que sont les Balkans et la Chine, la relation entre la «Mémoire» et l’«Histoire» connaît de très nombreuses graduations de gris. Il a fallu près de cinquante ans à la France pour faire ouvertement face à son passé vichyste et pour reconnaître que l’Etat français était coupable de collaboration avec les nazis. Le passé colonial du pays demeure encore un sujet difficile à aborder de manière objective sans éveiller les passions. C’est un peu comme si la vérité et la justice étaient considérées comme des obstacles potentiels à la paix, à la stabilité et au progrès.
Mais il y a une grande différence entre la recherche de la vérité historique, qui est pourtant essentielle à l’ensemble de la société, et celle consistant à régler ses comptes et à punir ceux reconnus et déclarés coupables. On doit connaître le passé, non pour éviter de le répéter mais pour pouvoir le transcender.
Mais entre une histoire qui paralyse la capacité d’une nation à «avancer» collectivement et une absence totale de volonté de confronter le passé, source de critiques du présent, il y a de la marge. Les nations saines utilisent cette marge pour enterrer les souffrances du passé, et même le passé lui-même.
