SUIVEZ-NOUS

Idées

Le marché aux filles

Le couple marocain ne se porte pas bien. Il bat de l’aile, cherche désespérément à  retrouver son point d’équilibre, balloté qu’il est par des vents contraires. Toutes les contradictions qui travaillent le corps social, écartelé entre l’aspiration à  la modernité et le poids de la tradition, se condensent en lui

Publié le


Mis à jour le

rub 15851

Faites vos jeux, Mesdames, Messieurs, rien ne va plus. Rien ne va plus dans vos têtes, rien ne va plus dans vos vies, rien ne va plus surtout entre vous ! Qu’il s’agisse de ce sexe ou de l’autre, ce que l’on voit comme comportement, c’est du n’importe quoi, une vraie «cata». Bien sûr, il ne faut pas généraliser. Bien sûr, il est encore des gens «normaux», des couples heureux, des hommes qui aiment leurs femmes et des femmes qui croient en leurs maris. Les relations harmonieuses qui défient le temps et les tentations, cela existe. Mais voyez juste comment on réagit face à des époux qui ont réussi à tenir le cap, dans l’harmonie et sur la durée. On s’extasie, on les cite en exemple comme s’ils avaient accompli une prouesse remarquable. «Rendez-vous compte, après 25 ans de mariage, il continue à lui offrir des roses !». «Il est beau, il est entouré de jolies pépées et pourtant il ne l’a jamais trompée». «Elle est toujours à ses côtés, quoiqu’il fasse elle le soutient». Le fait est là, attesté par la hausse vertigineuse des divorces et ce que l’on entend à longueur de jour comme histoires désolantes: le couple marocain ne se porte pas bien. Il bat de l’aile, cherche désespérément à retrouver son point d’équilibre, balloté qu’il est par des vents contraires. Toutes les contradictions qui travaillent le corps social, écartelé entre l’aspiration à la modernité et le poids de la tradition, se condensent en lui. Les Marocaines et les Marocains évoluent de plus en plus chacun dans sa sphère, ont des attentes qui divergent. Comme on le dit en notre bonne darija, «ouahed taygharab ou lakhour taycharaq». La seule chose qu’ils ont en commun est d’être aussi paumés les uns que les autres.
Quel que soit le bout par lequel on l’aborde, la relation entre les sexes est un vrai paquet de nœuds. La réforme de la Moudawana, en nourrissant la polémique, en a fait un débat de société central. Outre d’améliorer le statut juridique de l’épouse, le législateur, en élargissant les droits de cette dernière, a eu l’ambition de renforcer la solidité de la famille. Mais si elles assurent une meilleure protection de la femme, les nouvelles dispositions du code ne sont d’aucune portée sur l’entente et la compréhension au sein du couple. Car le droit n’est pas tout, ne règle pas tout. De plus, la réforme a eu pour effet fâcheux de crisper les hommes, déstabilisés parce qu’on a (un peu) rogné  leurs privilèges. On croit souvent que plus le niveau d’instruction s’élève, plus les conjoints sont aptes à dialoguer, et donc à s’entendre. Une illusion que cela. D’avoir fait HEC ne fait pas de vous un bon (ou une bonne) époux(se). Pas plus non plus que d’être bien né, d’être fils ou fille de… et de vivre à l’abri du besoin. Certes, les difficultés économiques créent des problèmes supplémentaires au sein du couple mais leur inexistence n’assure pas pour autant l’équilibre de celui-ci. Par contre, les inégalités sociales, ce fossé monstrueux qui sépare la grande masse des pauvres de la petite minorité des riches combinés à la dérive matérialiste d’une société de plus en plus obnubilée par l’argent, ont des répercussions épouvantables sur les relations entre les hommes et les femmes. Le seul lieu où les catégories sociales se mêlent vraiment est sans aucun doute celui du sexe. Pour peu qu’ils aient un minimum de moyens, les hommes peuvent s’offrir toutes les filles qu’ils veulent. Formule bateau, mais elle exprime la stricte réalité. Pour toutes les raisons que l’on connaît, la prostitution explose. Mais le marché aux filles -on ne peut imaginer autre image- à disposition du sexe masculin n’est pas alimenté par les seules péripatéticiennes de profession. On y trouve aussi quantité de femmes qui ne vendent pas à proprement parler leurs corps mais qui sont là, disponibles et disposées, à s’offrir comme objet de désir parce qu’elles ne peuvent et ne se sentent exister que dès lors qu’un regard d’homme se pose sur elles. Elles sont plus jolies les unes que les autres, jeunes, de plus en plus jeunes, instruites aussi parfois mais ne fonctionnant que sur un registre : celui de la séduction physique. Elles savent, d’instinct et d’expérience, que le chasseur dont elles se font la proie consentante n’attend d’elles qu’une chose : qu’elles attisent et entretiennent son désir. Au-delà de l’aspect matériel, un moteur essentiel certes, il y a aussi la jouissance de soumettre à sa séduction cet homme qui, parce qu’il a le pouvoir de l’argent, pense être le plus fort. Mais ne l’est pas. Car cette recherche effrénée du plaisir cache mal la faille, le vide béant, le désarroi d’un être qui se débat pour continuer à se sentir vivant.
A côté de cela, il y a les hommes sans argent dont les frustrations explosent et nourrissent plus encore la haine de classes. Et les autres femmes, notamment les femmes de ces hommes dont la jeunesse n’est plus. Et qui, dans l’espoir fou de la retrouver, soumettent leur visage et leur corps au bistouri des nouveaux vendeurs d’illusion. Comme si l’on pouvait arrêter le temps. Comme si combler des rides allait combler le silence : ce silence de l’amour qui n’est plus. Ou, pire, n’a jamais été.