Idées
L’amplitude politique
On a basculé, sans coup férir si l’on ose dire, des sommets arides de l’impensée politique à la vallée verdoyante et giboyeuse de la démocratie participative. L’amplitude politique est telle que le corps (pas encore élu) en est ivre de joie et n’en revient pas.
Qu’est-ce qui nous pousse quelquefois à préférer l’histoire des choses plutôt que les choses elles-mêmes ? Il arrive aussi assez souvent que l’on préfère l’histoire des gens aux gens eux-mêmes. Mais là, et sans faire dans la mauvaise langue, on pourrait le comprendre aisément lorsqu’on rencontre quelques individus dont le passé est plus séduisant que leur présent ou leur «actualité». Pour les objets, on apprécie ceux qui ont une histoire, une mémoire, même si leur état présent est peu attirant. C’est bien cela qui leur confère une valeur et parfois même une valeur marchande du fait de leur rareté mais pas seulement. On ne parle pas ici uniquement de ces objets dits d’antiquité, dont l’appellation même renvoie à un passé révolu ou vermoulu mais précieux et précieux parce que révolu. Non, il y a aussi des objets d’une grande trivialité, des bidules insignifiants, moches ou inesthétiques auxquels on s’attache parce qu’ils ont une histoire ou sont investis d’une partie de notre vécu. Finalement, on court derrière le passé comme pour le rattraper afin d’arrêter le temps qui passe. Et ce ne sont pas là que préoccupations ou caprices de personnes qui avancent dans l’âge, mais aussi ceux de jeunes, de moins jeunes, voire d’enfants qui s’attachent à tel ou tel objet qui, à son tour, le rattache à une histoire qui lui est très souvent personnelle. Tous les parents d’enfants à différents âges ont des exemples de jouets, ou autres objets plus ou moins fétichisés par leur progéniture, que l’on ne doit jamais égarer si l’on veut éviter une crise au foyer.
On voit d’ici la réaction idéologique à cette constatation apolitique et somme toute personnelle : on naît donc conservateur, on ne le devient pas. Vous avez remarqué que l’on ne peut plus parler de quoi que ce soit ces derniers temps sans que la politique ne s’invite. Le syndrome constitutionnel qui a marqué les esprits depuis quelques mois a fait son effet. Tout le monde se sent concerné par la politique, le changement, le pluralisme, la lutte contre l’injustice, les libertés et tout le toutim. Résultat des courses : on a basculé, sans coup férir si l’on ose dire, des sommets arides de l’impensée politique à la vallée verdoyante et giboyeuse de la démocratie participative. L’amplitude politique est telle que le corps (pas encore élu) en est ivre de joie et n’en revient pas. En face, sur l’autre versant, les membres de la tribu des irréductibles s’accrochent à une date du calendrier, une date hystérique que l’on veut historique, portée en bandeau sur le front comme un trophée ou un scalp arraché dans la clameur du monde. Ce ne sont là certes que des images, car au quotidien, allez discuter calmement et prosaïquement, avec les uns et les autres, du temps qu’il faut pour apprendre à être libre à juste titre et responsable à bon escient.
Outre le fait que vous passerez pour un vil conservateur réfractaire au changement, au progrès et à la démocratie, -comment vous dites déjà ?- ah ! oui, participative ; vous êtes en plus un mauvais citoyen qui veut rester enfermé dans le statut de sujet servile. Eux, ce sont les démocrates de la 25e heure, les révolutionnaires imberbes du printemps, ceux de toujours et à jamais, en plus des songeurs hallucinés de la pensée magique.
J’ai lu quelque part, il y a un certain temps, au cours de ces lectures vagabondes de tribunes et de textes épars dont on ne retient que de vagues et intelligents échos (et c’est déjà beaucoup) sous forme d’une simple coupure de presse. Il s’agit d’un semainier livré par l’écrivain sud-africain Breyten Breytenbach dont voici un extrait pour la route : «Il y a une différence entre l’imagination poétique et l’imagination politique. La première est radicale avec la métaphore qui déclenche la transformation, éthique parce qu’elle doit rendre des comptes aux mots, et globale parce que la poésie transcende les cultures, les langues et les époques, voire les styles et les sujets. La deuxième doit porter sur le fait de façonner efficacement les perceptions : utiliser le langage non pas comme moyen de communication, non pas comme la matière grise de la conscience mais comme un outil servant à la manipulation. La différence réside dans le concept de pouvoir. La poésie, c’est le fait d’offrir tout le pouvoir que l’on a. La politique, c’est conduire ou concentrer le pouvoir, de préférence pour le bien commun».
