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Idées

La rencontre de soi avec l’autre

Dans l’espace de la musique, la rencontre déchaîne l’allégresse
et l’euphorie. Dans celui de la pensée, l’agressivité
s’invite au premier vis-à-vis. La raison ? Nous la connaissons tous
: elle est celle-là même qui nourrit la rancœur.

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Des applaudissements polis accueillent le premier morceau, une ouverture de Franz von Suppe, un compositeur mal connu du grand public. Puis l’orchestre enchaîne avec des airs de Brahms et Strauss. S’y retrouvant davantage, la salle exprime avec chaleur son contentement. Quand arrive la Carmen de Bizet, elle se laisse submerger par les ondes de la passion.
Mais quand ils sont entrés en file indienne, c’est en son cœur que, sur le champ, elle est atteinte. Ils s’installèrent au-devant de la scène, djellaba blanche mordant le mollet et tarbouche rouge vissé sur le crâne. «Ils», ce sont quelques-uns des membres de la formation andalouse dirigée par Mohamed Briouel. Derrière eux, occupant la totalité de l’espace, l’Orchestre philharmonique du Maroc au complet : l’hôte qui les reçoit.
L’émotion naît du mariage inusité proposé au regard : le mariage de la musique de la tradition orale avec celle de la tradition écrite. Les épousailles entre soi et l’autre. Pour sa huitième saison, l’Orchestre philharmonique du Maroc s’est lancé un nouveau défi : l’harmonisation et l’orchestration d’un morceau de musique andalouse. Le premier «la» n’est pas lancé que l’adhésion de la salle est gagnée. Les maestros, Mohamed Briouel d’abord, Jean-Charles Biondi ensuite, lancent à tour de rôle leurs musiciens. Puis, l’une s’articulant sur l’autre, les partitions se fondent en une seule symphonie. Un souffle de bonheur traverse le public qui se lève comme un seul homme. C’est l’ovation.
A Tanger, une semaine plus tard, le même instant parfait se reproduit avec d’autres acteurs. La tradition arabo-andalouse rencontre cette fois-ci ses lointains cousins, ceux par lesquels s’élève la voix ardente du flamenco. Comme chaque année, les organisateurs du SILT (Salon international du livre de Tanger) ont inscrit au programme des rencontres ces moments de symbiose musicale où le partage euphorique d’un même langage extrait l’être du champ de la rancœur et du ressentiment.
A voir l’allégresse, que dire, l’enchantement qui naît du fait que l’autre vous retrouve et vous accompagne dans votre musique, que, dans un cheminement inverse, vous alliez ensuite à votre tour le rejoindre démontre à quel point le dialogue est possible, la rencontre désirée dès lors que le rapport s’établit dans l’égalité et le respect mutuel. Dans les ors somptueux de l’hôtel Minzah, sur cette petite estrade, les cultures ont rayonné en se répondant. Et la fierté a empli l’être de tous.
Une tout autre sensation domina lors des tables rondes organisées dans l’enceinte de l’ISIT (Institut supérieur international de tourisme) pendant ces quatre jours du SILT. A l’instar des éditions précédentes, le choix des intervenants avait fait l’objet d’un soin minutieux. Avec des figures telles que l’astrophysicien Hubert Reeves, l’anthropologue et professeur au Collège de France, Françoise Héritier, le sociologue Jean Baudrillard, l’islamologue Mohamed Arkoun sans oublier les Olivier Roy, Bruno Etienne ou Abdou Filali Ansary, la cuvée 2004 avait de quoi satisfaire aux plus grandes exigences. Et le résultat fut à la hauteur de la promesse : un feu d’artifice d’intelligences et de savoirs, des interventions brillantes, des réflexions pointues et une maîtrise parfaite des sujets.
Mais de l’autre côté de l’estrade, parmi ce public dont la présence massive disait la soif vive de savoir, presque palpable à force d’être pesante, s’était invitée cette chose terrible, responsable de notre stagnation présente : le sous-développement intellectuel. Certes, entrer dans un débat avec des intellectuels de cette envergure n’est pas à la portée de tout le monde. C’est une donnée qu’il faut avoir, sans honte, l’humilité de reconnaître. Et se mettre dans la posture qui s’impose, celle de l’écoute et de l’effort de compréhension. A la place de cela, qu’a-t-on ?
A l’indigence de la pensée s’ajoute l’arrogance de l’ignorant. Et cela débouche sur quoi ? Sur des interventions qui vous font vous recroqueviller de honte sur votre chaise, l’agressivité gratuite venant le disputer à la stupidité crasse. Au lieu de remercier ceux-là mêmes venus partager leurs savoirs avec eux, d’aucuns feront preuve d’un manque de correction confinant à l’insulte. Heureusement, sauvant l’honneur, les jeunes étudiants étaient là. Avec des mots simples, ils sauront, pour l’essentiel, poser quelques-unes des vraies questions.
Dans l’espace de la musique, la rencontre déchaîne l’allégresse et l’euphorie. Dans celui de la pensée, l’agressivité s’invite au premier vis-à-vis. La raison ? Nous la connaissons tous : elle est celle-là même qui nourrit la rancœur.