Idées
La nouvelle et la mortadelle
les exigences du marché ont conduit récemment des agences de communication en france à commander à des écrivains de courtes nouvelles pour placer des produits de consommation de luxe ou de service,telle une publicité pour la compagnie air france, ainsi que des groupes hôteliers pour des palaces de luxe. bien entendu, les nouvelles rédigées par des auteurs plus ou moins réputés doivent obéir à un cahier des charges spécifique

«J’ai toujours pensé que l’état d’auteur n’était, ne pouvait être illustre et respectable qu’autant qu’il n’était pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement quand on ne pense qu’à vivre». C’est ce qu’écrivait Jean-Jacques Rousseau visant un certain nombre d’écrivains et penseurs de son époque et non des moindres. Sans nommer personne, Rousseau s’est souvent plaint des campagnes de calomnies montées contre lui lors de la publication du Contrat social et, plus tard, de son Discours sur l’inégalité. Après sa condamnation par le Parlement de Paris, Voltaire et d’autres auteurs moins illustres le traitèrent d’assassin. Le premier a publié anonymement un pamphlet et d’autres lui tournèrent le dos comme ce fut le cas de son meilleur ami Diderot. Bref, Rousseau avait toutes les raisons de réagir et de mépriser ses contemporains et n’avait que l’embarras du choix quant aux auteurs qui lui voulaient du mal. D’autant que les écrivains et philosophes «rentiers» ou vivant aux crochets des puissants, tout en les dénigrant en crachant dans la soupe, étaient légion et avaient pignon sur rue. Longtemps certains critiques ont considéré l’auteur de l’Emile comme un paranoïaque invétéré, alors que les preuves sont là pour attester que la persécution dont il a été l’objet est avérée et qu’il avait bien des ennemis et non des moindres. Du reste, et quand bien même il le fût, il est vrai parfois que même les paranos ont des ennemis, comme disait un humoriste.
Mais revenons à la citation sur le métier d’écrivain, état que Rousseau estime contraire à la noblesse de la mission et à l’idée qu’il se fait de l’auteur. Aujourd’hui, quel écrivain de par le monde peut vivre de sa plume ? Ils sont bien rares les auteurs de best-sellers vendus à des millions d’exemplaires puis adaptés au cinéma. Ceux-là sont à l’abri du besoin pendant des générations. Ce sont en quelque sorte des milliardaires et des privilégiés dans une population identique à ce qu’une carte de la richesse à l’échelle de l’humanité révèle lorsqu’elle soulignait le pourcentage des nantis, des moins nantis et des pauvres, voire des miséreux. Il en va de même dans cette étrange profession où écrire c’est vendre et vendre c’est écrire encore plus pour vendre de plus en plus encore. Mais entre l’auteur payé à l’avance par des à-valoir mirobolants alors qu’il n’a pas encore écrit une seule ligne ; entre celui-là dont le pitch du futur ouvrage est déjà acheté par une «major» de la production cinématographique (où le contrat avec une star hollywoodienne est en cours de signature) et le smicard qui vend à peine 3 000 exemplaires, il y a une surpopulation d’auteurs qui végètent et écrivent, qui par passion, qui pour la gloire et qui pour l’argent. Mais la question que Rousseau suggérait est la suivante : Peut-on être un auteur dans le sens noble si l’on fait de cet exercice un métier qui fait vivre ? C’est presque une question de dissertation pour les candidats du baccalauréat à laquelle nous allons éviter une réponse en trois parties: thèse, antithèse, synthèse et conclusion. En effet, il n’est pas aisé de définir ce que l’on entend par noblesse, connaissant, pour le cas de Rousseau, le contexte et les gens qu’il visait.
Par ailleurs, de nos jours, pas plus que du temps de Rousseau, le métier d’écrivain ne peut faire vivre son homme mais, selon les enquêtes menées dans de nombreux pays, de nombreux auteurs exercent officiellement des métiers annexes : enseignement, journalisme, édition et métiers de communication qui leur donnent une autonomie relative et les mettent à l’abri du besoin. Cependant, ils ne les mettront pas tous et toujours à l’abri de la demande du marché. Souvent, même les plus célèbres d’entre eux ne peuvent éviter le formatage exercé par de grandes maisons d’édition, l’adaptation à l’air du temps (cas de MichelHouellebecq et son roman sur l’Islam) car ces entreprises considèrent que si l’on écrit c’est pour vendre et se tailler des parts de marché, obéissant ainsi au doigt et à l’œil aux dures lois de ce «Roi sans couronne» qu’est le capitalisme, comme le nommait Charles Péguy. Ce sont ces mêmes exigences du marché qui ont conduit récemment des agences de communication en France à commander à des écrivains de courtes nouvelles pour placer des produits de consommation de luxe (pour chaque acheteuse de lingerie féminine de la marque Etam une petite nouvelle à télécharger sur Smartphone) ; ou de service telle une publicité pour la compagnie Air France, ainsi que des groupes hôteliers pour des palaces de luxe. Bien entendu, les nouvelles rédigées par des auteurs plus ou moins réputés doivent obéir à un cahier des charges spécifique. Moins contraignante, la lingerie féminine, produit glamour et libre, se prête plus au romantisme, voire à des évocations moins platoniques. En revanche, si revanche il y a, la compagnie aérienne, plus stricte et plus terre à terre, exige des auteurs «un texte qui doit évoquer le voyage mais ne contenir ni violence, ni sexe, ni politique afin de ne choquer aucun des public des destinations desservies». Et on n’avait même pas besoin de demander aux auteurs de ne pas évoquer non plus un accident ou un crash aérien, tant cela va de soi. Inutile de préciser que plusieurs auteurs se bousculaient au portillon et nombre d’entre eux en assumant plus ou moins cette écriture bassement alimentaire. Certains en se justifiant, intellectuellement, par le fait que c’est pour expérimenter une écriture laconique destinée à une lecture rapide sur Smartphone. D’autres ont tout simplement estimé que la nouvelle est mieux payée que dans la presse.
A quand de courtes nouvelles pour vendre de la mortadelle? .
