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Idées

Indécence politique

Le conflit du Darfour
a souvent été utilisé par
les pro-israéliens comme
contre-feu à  la question palestinienne. En pleine guerre de Gaza, Bernard- Henry Lévy multipliait
les sorties médiatiques
autour du Darfour.

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Au pied de l’avion, le tapis rouge a été déroulé. L’émir du Qatar s’est déplacé en personne à l’aéroport pour accueillir Omar El Bechir, inculpé par la Cour Pénale Internationale (CPI) pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité le 4 mars dernier. Le président soudanais est le premier chef d’Etat en exercice à être poursuivi par un tribunal international. Ses pairs, africains et arabes, ont aussitôt dénoncé le jugement rendu par la CPI comme une nouvelle expression de l’esprit colonial des Occidentaux.
«Une insulte pour tous les musulmans». C’est en ces termes que le président iranien a qualifié les poursuites contre le président soudanais. Aussitôt le jugement de la CPI rendu, Ali Laridjani s’est rendu à Khartoum à la tête d’une délégation composée de responsables iraniens mais également de membres du Hezbollah, du Hamas et du Djihad islamique. Que l’homme dont la condamnation est «une insulte pour tous les musulmans» porte, pour une large part, la responsabilité des «dommages collatéraux» d’une guerre civile qui aurait fait plus de 300000 morts et provoqué le déplacement de deux millions de personnes n’est pas de ce qui émeut le pouvoir iranien et ses alliés, tout hérauts de la justice de Dieu sur terre qu’ils soient. Dans le cas de figure présent, les victimes, faut-il le dire, sont noires et, pour la plupart non musulmanes. Entre elles et le «bon musulman», Omar El Béchir qui, pour complaire à ces mêmes amis iraniens, s’était employé à appliquer la Charia islamique dans un pays dont la population n’est qu’en partie musulmane, il n’y a pas photo. Pas plus pour eux que pour tous ces chefs d’Etat arabes réunis à Doha et qui, avec une belle unanimité, manifestent leur soutien à quelqu’un dont la brutalité dans l’exercice du pouvoir n’est un mystère pour personne.

Le conflit au Darfour, pour la gestion duquel le président du Soudan est poursuivi, a des racines anciennes et complexes. Il ne date pas de la prise de pouvoir de Omar El Bechir mais, avec son arrivée à la tête de l’Etat soudanais, les massacres ont pris dans cette région une dimension génocidaire. Fondé à l’origine sur l’opposition traditionnelle entre tribus pastorales et tribus d’agriculteurs, le conflit s’est amplifié pour des raisons démographiques, économiques et géopolitiques. Le Darfour, partie du Sahel, se situe à l’ouest du Soudan. A l’instar des autres provinces périphériques du pays, il  a souffert de la négligence continue des gouvernements qui se sont succédé à Khartoum, d’où son état de très faible développement. Au cours des deux dernières décennies, la population est passée de trois à six millions, accroissant plus encore les difficultés de vie de celle-ci. Mais du pétrole a été récemment découvert dans la région. Du coup, la province du Darfour, délaissée jusque-là par tous, est devenue l’objet des convoitises, nationales comme internationales. Lors de l’hiver 2003, les rebelles en lutte contre le pouvoir central sont montées au créneau. Omar El Bechir leur a alors livré une guerre sans pitié, menant une politique de la terre brûlée dans les zones où ils opèrent. Au cours de cette campagne, des villages entiers ont été rasés. En plus des bombardements de l’armée régulière, les habitants se sont retrouvés en proie à la furie de milices armées qui kidnappent, violent et tuent en toute impunité. Ces milices, les Janjawids, la CPI a acquis la certitude qu’elles étaient armées et instrumentalisées par le pouvoir central. La CPI a commencé tout d’abord par inculper en 2007 pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité deux responsables soudanais, Ali Haroun, l’actuel ministre des affaires humanitaires, et Ali Kosheib, un des chefs de la milice pro-gouvernementale.  Mais Khartoum s’est toujours refusé à livrer les deux hommes. Après moult hésitations, la CPI a fini par inculper  le président lui-même pour les atrocités commises au cours de cette campagne militaire de 2003. La réponse de l’intéressé est que tout ceci n’est que manœuvre pour recoloniser le Soudan.

Africains et Arabes dénoncent la partialité d’une justice internationale sélective. Pourquoi quatre Africains sont-ils actuellement poursuivis par la CPI alors que d’autres criminels vaquent tranquillement à leurs occupations,  s’interroge le président sénégalais ? Côté arabe, on ne peut, bien sûr, ne pas faire le parallèle avec les crimes impunis d’Israël en Palestine. Le conflit du Darfour a d’ailleurs souvent été utilisé par les pro-israéliens comme contre-feu à la question palestinienne. En pleine guerre de Gaza, Bernard- Henry Lévy multipliait les sorties médiatiques autour du Darfour. Maintenant, au-delà de l’instrumentalisation politique qui en est faite, dans cette région du monde, des centaines de milliers de personnes sont mortes et deux millions ont été contraints de fuir leurs maisons en raison de la répression et de la terreur exercées à leur encontre. Les Arabes, aussi affectés fussent-ils par le sort fait aux Palestiniens, ne peuvent en aucune façon dérouler le tapis rouge à l’homme responsable de ces atrocités. C’est tout simplement indécent. On ne peut vouloir la justice pour les siens et n’avoir qu’indifférence pour le sort inique fait à d’autres. De plus, il est temps de cesser de défendre les dictateurs sous prétexte que l’Occident veut leur peau pour des raisons expansionnistes. Un dictateur reste un dictateur, aussi «bon musulman» et «bon arabe» fût-il.