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Idées

Images sans imaginaire

Aujourd’hui, l’image de soi parle et fait réagir d’autres images, le tout dans un télescopage iconographique dont la vacuité du récit relève de l’autobiographie d’une moule ouverte…

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chronique Najib refaif

L’artiste peintre Andy Warhol, pape du Pop Art, n’avait pas tort quand il lança sa célèbre formule en forme d’aphorisme : «In the futur, evryone will be famous for fifteen minutes» (Dans l’avenir, chacun aura son quart d’heure de gloire). Comme il savait, déjà dans les années 60, de quoi il parlait en matière de célébrité éphémère–à une époque rappelons-le, où les réseaux sociaux n’existaient pas encore–, on peut craindre qu’aujourd’hui ce quart d’heure de gloire promis ne soit bien plus court. Dans cette ère du vite, le vide qui sert de loisir et, si l’on ose dire, d’occupation à tous les candidats à la gloire tend à se creuser et à s’élargir. Par ailleurs, plus la gloire est recherchée par le plus grand nombre, plus son objet et son contenu se vident de leur valeur. Reste l’objectif qui est en fait la définition même de la reconnaissance, à savoir le désir d’une personne lambda «d’être connu de ceux que l’on ne connaît pas» comme dit le moraliste Chamfort dans une de ces maximes.

A l’heure des réseaux sociaux, de la multiplication et de la démocratisation des outils et appareils de communication, ce désir de reconnaissance tourne à l’obsession. Sollicité par une offre gratuite (qu’on paie autrement), permanente, instantanée et sans cesse renouvelée, faite par les géants du Web (GAFAM) et toutes les autres plates-formes, l’individu est poussé à tout instant à parler et faire parler de lui, plus vite, plus fort et au plus grand nombre. Plus que par l’écrit– réduit à sa plus simple expression parce qu’exigeant un effort intellectuel–, c’est par l’image que l’on cherche à faire parler de soi. Et comme tout va vite, il tarde, après quelques minutes seulement, pour celui qui a lancé son image dans l’océan numérique d’avoir un retour sur cet «investissement de soi», de préférence en forme de petits cœurs rouges ou de pouces levés. Gloire alors à celui ou celle qui en aura engrangé le plus grand nombre !

Qu’on la désigne par gloire, reconnaissance, renommée ou célébrité, ce phénomène, comme l’idée du bonheur selon Alexandre Vialatte, n’est pas une idée neuve, car il remonte à la Haute Antiquité ; et peut-être même plus loin encore dans la nuit des temps. Mais, contrairement à l’idée du bonheur, elle a beaucoup servi. Sauf qu’à voir le nombre d’humains toujours croissant qui en redemande, on pourrait croire qu’elle a supplanté l’idée même que l’on se fait du bonheur. Bref, comme dirait Jorge Borges: «La gloire est une incompréhension, et peut-être la pire».

Avant, la renommée d’un individu passait par l’écriture. On écrivait pour dire, pour raconter ou se raconter et laisser des traces auprès de ceux que l’on ne connaît pas, car dit le poète, «seules les traces font rêver». Après l’écrit, les peintres et les sculpteurs, les musiciens et autres artistes en tout genre ont accédé à la gloire ou à la célébrité de leur vivant ou à titre posthume. Aujourd’hui, l’image de soi parle et fait réagir d’autres images, le tout dans un télescopage iconographique dont la vacuité du récit relève de l’autobiographie d’une moule ouverte. Le selfisme, ce courant philosophique axé sur l’égoïsme, a trouvé sa parfaite illustration à l’échelle planétaire et a conquis le monde. Un clic, une photo lancée sur Instagram ou autres applications et voilà notre quidam en course pour la célébrité. Chaque individu est devenu un média dédié à sa propre gloire, sculptant sa propre statue érigée comme une identité triomphante. Le voilà donc passant, en quelques années (notamment dans une société comme la nôtre), de la photo d’identité pour carte nationale et de l’anonymat de la photo de classe en noir et blanc, au candidat à la gloire promise par les gens du Net, ces nouveaux idéologues des temps modernes. Le «selfiste» addicte n’est, parfois, qu’une sorte de «salafiste» radicalisé qui croit à un autre paradis tout aussi artificiel.

On pourrait reprocher au chroniqueur moqueur un certain relent de conservatisme du fait de son appartenance à la génération des photos d’identité ou de classe en noir et blanc. Le temps passant, le ton de ces deux couleurs a tourné au bistre et l’air du temps au paraître. Mais si ce ne n’était pas mieux hier, est-il certain que le meilleur date d’aujourd’hui ? Certes, chaque génération, comme disait Tocqueville, est un nouveau peuple. Cependant, il devient difficile, sinon illusoire, de croire à une certaine transmission, car si l’homme transmet ses gènes et ses images, il est rare qu’il transmette aussi son imaginaire. C’est ce constat lucide et sans amertume que fait l’écrivain et ancien militant italien, Erri De Luca : «Je ne crois pas à la transmission. Chaque génération efface la précédente. La mienne s’est penchée pour ramasser des mots tombés, des phrases commencées et pas finies. Celles après moi sont passées tout droit, sans se pencher».