Idées
Facteurs de croissance et développement
Réagissant à la publication du rapport de la Banque mondiale sur la croissance
et du livre blanc
de la CGEM, le professeur Abderrahmane Ouali revient sur la problématique du
développement, considérant que des variables autres que la fiscalité, notamment
la formation des prix, sont à même d’assurer une croissance profitable à toutes
les catégories de la population.
Le rapport de la Ban-que mondiale (BM) sur la croissance que La Vie éco a présenté et analysé relance le débat sur la croissance et la pauvreté au Maroc, surtout que cela coà¯ncide avec la récente intervention du directeur général des Impôts sur le rôle de la fiscalité et la publication du livre blanc de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM).
Entre le rapport de la BM et le livre blanc, les différences d’approche sont assez importantes. Mais ni l’un ni l’autre ne semblent aller au fond de la problématique du développement (et non seulement de la croissance), comme l’a souhaité l’intéressant éditorial de La Vie éco (livraison du 18 janvier), qui a centré le débat sur les aspects essentiels de la croissance, qui se trouvent au cÅ“ur des analyses et des conclusions des nouvelles théories du développement, depuis le prix Nobel obtenu par Amartya Sen en 1998 et Joseph E. Stiglitz en 2001.
En effet, accélérer la croissance est un objectif nécessaire, faire de cette croissance un facteur déterminant du développement nécessite d’autres politiques économiques que ni le rapport de la banque ni encore moins le livre blanc ne semblent aborder.
Pour le livre blanc, la compétitivité des entreprises, et donc la croissance, est tributaire de la fiscalité, de la législation du travail, de la lutte contre l’informel et de la justice. Ce sont des facteurs importants mais non déterminants car résiduels.
La fiscalité n’est pas, selon plusieurs études, le facteur le plus attractif de l’investissement. Par contre, on peut affirmer que la baisse du taux de l’IS sert plus l’économie spéculative, à la recherche du gain immédiat, que la dynamique de l’investissement. Au surplus, dans l’impôt, il n’y a pas que le taux. Cessons d’être obnubilés par les taux et essayons de nous attacher aux structures, aux bases du rendement de l’impôt, comme le fait à juste titre l’Administration, mais dans le seul but de l’amélioration du rendement fiscal. Il serait à mon avis plus intéressant pour les entreprises, les ménages et l’économie en général de revoir les bases de la détermination de l’assiette des différents impôts. Une conclusion paraà®trait alors évidente : la baisse du taux se cumule avec l’accaparement de la plus grande part de la productivité par plusieurs éléments de formation des prix et des composantes de l’assiette fiscale et ce, au détriment des autres agents économiques, en particulier les ménages qui ne vivent que du revenu du travail. D’o๠aggravation des inégalités et entretien de la logique de la répartition, selon la concentration 10-90 (cf. les enquêtes de consommation effectuées chaque décennie).
Quant à la «bureaucratie» fiscale, il est difficile d’admettre qu’il faille 468 heures pour effectuer les formalités fiscales d’une société au Maroc, soit, selon les auteurs du rapport, le double du temps constaté dans les pays de la zone Mena.
L’expérience que je vis avec l’Administration fiscale et son évolution depuis 1978 m’autorise à mettre au défi quiconque voudrait mener une comparaison entre procédures fiscales au Maroc et même dans un pays développé et qui pourrait trouver autant d’écarts. Ils auront la surprise de constater l’inverse. N’avons-nous pas entendu lors d’un colloque tenu en septembre 2007, à Rabat, sur les «Réformes des finances publiques au Maroc et en France», de grandes sommités françaises des finances publiques dire que le Maroc est en avance sur certains aspects, en matière de gouvernance des finances publiques, tant sur le volet recettes que sur celui des dépenses !
Mettre en place des politiques de salut public en matière de justice et d’éducation
Sous l’angle de la politique économique, la fiscalité pose plutôt l’équation : fiscalité, prix, revenu, consommation, épargne, investissement. Cette équation doit être au centre des préoccupations des gouvernements et du pouvoir politique, au lieu et place de la baisse des taux, des niches d’exonération, de la fiscalité des lobbies. Les corrections des distorsions fiscales sont favorables à la croissance et donc à l’entreprise.
La question de la législation du travail doit être fondamentalement liée à la structure du marché du travail, en relation avec le marché des biens et services et le marché de la monnaie. Or, le nouveau Code du travail n’a pas tenu compte des autres marchés et de la mondialisation. Dès lors, il y a 4 ou 5 points qui présentent la caractéristique inédite de vouloir concilier la surprotection du travail salarié avec la précarisation du marché du travail. Sans une cohérence entre les mécanismes des trois marchés, au carrefour desquels se trouvent l’Etat, les entreprises et les ménages (offreurs de travail et consommateurs), il ne peut y avoir de législation efficace. Face à la libéralisation du marché des biens et services et du commerce extérieur, et à celle des marchés financier et monétaire, il faut éviter d’opposer un marché du travail rigide et codifié. Les nouvelles théories du développement donnent des pistes basées sur les liens entre le système politique et le système économique.
La question de la justice est avant tout une problématique politique et sociale. L’épicentre de la crise du système judiciaire se situe au milieu des années 60, comme celui de la crise du système éducatif et de l’enseignement remonte aux années 80-81. Une autocritique collective de nature à exorciser ces deux grandes tares de notre société serait salutaire pour mettre en place des politiques de salut au niveau de ces deux grands piliers du devenir et de l’avenir du pays, de manière objective, scientifique, moderne et dénuée de démagogie. Ensuite, leur financement nécessitera sans doute des «plans Marshall».
Quant à la question de l’informel, j’ai déjà eu l’occasion de souligner qu’il ne faut pas cacher la réalité derrière des slogans creux. Parlons carrément d’économie illégale sans amalgame avec l’économie populaire (médina, souks, petits artisans, une partie de Derb Ghallef – la partie technique o๠brillent une main-d’Å“uvre habile et une intelligence certaine). Là , je suis d’accord avec le livre blanc quand il appelle à la sanction de «l’informel» dans le sens des activités illégales, spéculatives, des situations de rente, de monopole et d’oligopole… Celles-là mêmes qui bénéficient des baisses d’impôt et des exonérations (voire les bénéficiaires de la dépense fiscale), qui n’appliquent pas la législation du travail et demandent son assouplissement.
Il n’y a pas que la fiscalité pour faire de la bonne politique économique et sociale
Le rapport de la Banque Mondiale tel que présenté par La Vie éco met l’accent sur les conditions pour que la croissance devienne facteur de développement : meilleure répartition de la croissance, poursuite de la modernisation de l’Administration, amélioration de la transparence budgétaire, lutte contre la corruption, réforme de la justice, etc. Mais comment ?
Toutes les recommandations me paraissent être des moyens qui, s’ils ont le mérite de mettre le doigt sur les causes de la persistance d’une croissance sans développement, ne vont pas jusqu’à dire comment introduire des changements profonds, et sur quelle variable agir pour que la croissance aboutisse au bonheur et au bien-être des plus larges couches de la population comme durant les années 1960 et 70.
L’action, selon les nouvelles théories du développement, passe par :
La volonté du pouvoir politique de faire des citoyens des personnes libres et responsables, des agents qui respectent les lois et règlements et les libertés d’autrui ;
La répartition optimale des gains de productivité (création de richesse), l’optimum étant obtenu à la fois par l’équité, l’égalité et l’efficacité, c’est-à -dire que la rémunération des facteurs de création de richesse doit obéir au principe selon lequel à chacun selon ses efforts, ses ambitions, sa contribution à la formation de la valeur ajoutée ;
La refonte des variables de politique économique et des indicateurs de leur évaluation. L’action sur la formation des prix, des taux d’intérêt et du coût de financement de l’économie, des loyers et des rémunérations des facteurs de travail, capital et progrès techniques, vecteurs qui engendrent les inégalités de répartition, devrait constituer le soubassement de la politique économique, dont la finalité serait l’amélioration du niveau de vie, le quantum de baisse des inégalités, le degré de régression de la pauvreté, et non un taux de croissance du PIB aléatoire, un niveau d’inflation qui ne veut plus rien dire, un déficit budgétaire par rapport au PIB qui n’a aucun sens ni aucune réalité, un taux de chômage qui n’a rien à voir avec la réalité du marché du travail et des structures sociales.
Pourtant les ingrédients à une telle refonte de la politique économique existent.
L’orientation et la dynamique de la stratégie économique imprimées par SM le Roi axées sur :
– Les grands travaux d’infrastructure et le mode de financement ;
– l’INDH et la lutte contre la pauvreté, la précarité et les marginalisations. Les politiques économiques suivies ou proposées par la Banque Mondiale et le livre blanc ne me semblent pas en adéquation avec cette stratégie en ce sens qu’elles ne peuvent engendrer et maximiser les effets d’entraà®nement.
– Les sources inépuisables des traditions et solidarités nationales qui peuvent constituer de formidables soupapes de création d’emplois, de petits boulots, et de redistribution.
– L’existence d’une catégorie de chefs d’entreprises qui sont de véritables capitalistes, rompus aux réalités de l’économie libérale et de l’économie de marché, qui savent que leurs premiers clients sont leurs salariés, comme disait Ford, et qui savent aussi que leurs premiers partenaires, ce sont l’Etat et l’Administration, leur premier support est le marché intérieur, et la première légitimité de leur accumulation, c’est l’acquittement de leurs obligations fiscales et sociales. Ce n’est malheureusement qu’une catégorie parmi les quatre que distingue le professeur Abdelali Benamour dans Espoir et volonté.
– L’existence de nouveaux textes, qui ne demandent qu’à être réellement et efficacement appliqués : le Code de commerce au niveau des circuits de distribution, la loi sur la liberté des prix et de la concurrence, au niveau des pratiques spéculatives, des situations de rente, de monopole, d’entente… La nouvelle loi bancaire et ses textes d’application pour la maà®trise du coût de financement, certains principes adoptés au niveau de la fiscalité douanière et l’égalité du traitement des secteurs…
On voit qu’il n’y a pas que la fiscalité pour faire de la bonne politique économique et sociale, il faut agir sur la formation des prix et les mécanismes de répartition dans la cohérence et l’articulation des mécanismes des différents marchés et agents économiques.
