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Idées

Des hommes affables

S’il s’est trouvé autant de pères de famille pour accepter
de torturer en bonne conscience, c’est que l’idée démocratique
et le respect de l’être humain n’étaient pas avancés
dans ce pays.

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Ahmed Boukhari, l’ex-agent du CAB I, publie de nouveaux mémoires par le biais de notre confrère arabophone Al Ahdath. Il a donné, entre autres, une liste qu’il définit de non-exhaustive des tortionnaires. Y figurent ceux qui ont été cités dans des affaires d’assassinats politiques, mais aussi des fonctionnaires de police qu’on croyait «normaux».
Très jeune, j’avais été marqué par la gentillesse d’un membre d’une famille alliée qu’on disait «gros ponte du CAB». Il a bifurqué ensuite à la DST. Il est sur la liste Boukhari. Sa gentillesse, sa bonhomie, son excellente éducation, rien dans sa manière d’être ne laissait présager que la barbarie était son gagne-pain.
Dans la liste Boukhari, il y a plusieurs footballeurs. Cette liste me conforte dans mes choix de footeux : il n’y a pas de rajaoui là-dedans.
Selon lui, ces footballeurs étaient devenus flics grâce au football, c’était la manière la plus courante de faire du social chez quelques grands clubs, dont le WAC. Il estime que leur forte constitution était utilisée pour la torture. J’en ai connu quelques-uns. Bouayad, par exemple, est un boute-en- train qu’il m’arrive de croiser encore au Maârif. Il vit de sa retraite. Maintenant que Boukhari en fait un tortionnaire, je ne sais pas si je vais poser sur lui le même regard.
Le cas Abdelkébir Zhar est plus troublant. L’homme était respecté par tous. Sans avoir la classe de son frère Abdellah, véritable gentleman, il avait de la tenue. Lui aussi en était, selon Boukhari.
Le tortionnaire n’est pas typé, c’est un monsieur tout le monde sans prédisposition particulière. Tant pis pour la nature humaine, ces hommes qui torturaient à tout va, vivaient normalement, aimaient leurs enfants, avaient des amis, étaient même respectés.
Qu’est-ce qui fait le tortionnaire ? Car si la liste publiée contient plus de 176 noms, ils étaient des milliers. Boukhari n’est pas sans savoir que, dans tous les commissariats, l’enquête consistait à tabasser le maximum de suspects et à arracher des aveux. Dans le lot il y avait assurément des pervers qui jouissaient de l’infamie, tel ce judoka videur d’un night-club à Rabat et qui faisait des «piges» pour la barbouzerie.
Si nous voulons comprendre ce qui s’est passé, nous sommes obligés de regarder cette réalité en face.
De bons pères de famille ont torturé en toute bonne conscience. Est-ce la force du système ? Elle n’expliquerait pas tout, même si, couvert par des ordres, l’homme peut se révéler un loup. A mon avis, les deux explications , la psychologique, pour laquelle je n’ai pas de compétences, et la socio-politique, sont intimement liées.
S’il s’est trouvé autant de pères de famille pour accepter ce sale boulot, c’est que l’idée démocratique, le respect de l’être humain n’étaient pas avancés dans ce pays. Si la pression en faveur de ces idées avait une force conséquente, elle aurait poussé au moins une partie des tortionnaires à se poser des questions.
Autre remarque : cet esprit de clan qui ressort des listes. Des solidarités régionales ou familiales lient chaque groupe, on a l’impression que l’infamie est plus facile à vivre en groupe. De tout cela, il faudrait que des spécialistes du comportement humain nous entretiennent. Si ces gens sont coupables, Boukhari a raison de s’excuser auprès des enfants et petits-enfants de ces papys indignes, je n’aimerais pas avoir une pareille ascendance.
Au-delà, ce que Boukhari affirme et que tout le monde sussure, c’est le lien entre torture et mafia. Le CAB I et la DST ensuite, la BNPJ, étaient des repaires de mafieux. Ils usaient de leur situation de hors-la-loi encarté et payé par le contribuable pour racketter. Ils percevaient des dîmes sur tous les trafics. C’est ce qui explique les richesses inouies qu’une partie d’entre eux a accumulées. Pendant longtemps ils ont «dominé» l’alcool, les filles et le jeu. Parfois de manière claire, puisqu’entre 1975 et 1985, seuls les anciennes barbouzes avaient droit à la licence d’alcool. Cet aspect d’impunité a dû aussi les encourager à «manger» de la chair humaine.
Nous devons construire un Etat de droit stable, pérenne, pour éviter la reproduction de cette sauvagerie car, encore une fois, la torture, la détention illégale, ne concernaient pas que les politiques, mais tous les suspects.
Mais nous devons aussi essayer de comprendre pourquoi votre voisin ou le mien peut se transformer en bête sauvage. Le comprendre, non pour justifier l’injustifiable, mais pour mettre à nu le ressort qui permet à la bestialité de trouver ses outils.
Je ne peux passer sous silence le cas de Mahmoud Archane, accusé, et ce n’est pas la première fois. Si sa culpabilité est prouvée, la dignité voudrait qu’au minimum cet homme se retire de la vie publique. Le fait que Abderrahmane Youssoufi et M’hamed Boucetta aient accepté de s’attabler avec lui n’efface pas son passé. Si, comme il l’affirme, il veut participer à la réconciliation, qu’il se taise