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Idées

De la démocratie chrétienne à  la démocratie musulmane ?

La démocratie musulmane ne pourra bien sûr pas être le fait des seuls intellectuels. Il n’en reste pas moins qu’un courant de pensée qui rend la démocratie attrayante aux yeux des croyants – tout en rassurant les non-croyants qui voient les croyants adopter le pluralisme – devait exister.

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Cet été, le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en Turquie a échappé de peu à une interdiction par la Cour constitutionnelle du pays. Le ministère public avait estimé que le parti tentait d’«islamiser» le pays pour imposer une théocratie. Les supporters de l’AKP ont bien sûr fêté l’issue du jugement, mais, en Occident, ceux qui voient l’AKP comme le prototype d’un parti «démocratique musulman» ont également poussé un soupir de soulagement.

Le modèle évident d’un parti modérément religieux – prêt à se conformer aux règles du jeu démocratique – ce sont les partis démocrates chrétiens d’Europe occidentale et, dans une moindre mesure, d’Amérique latine. Les adversaires de l’idée d’une «démocratie musulmane» estiment pourtant que les catholiques européens ne se sont ralliés à la démocratie qu’à la demande expresse du Vatican, et que, puisque les musulmans n’ont pas de hiérarchie religieuse équivalente, la démocratie chrétienne est un exemple fallacieux.

Mais l’histoire montre que des pionniers politiques et des intellectuels libéraux catholiques ont joué un rôle déterminant dans la création de la démocratie chrétienne. On peut en déduire que, dans des circonstances appropriées, les réformateurs musulmans pourraient de même susciter l’apparition d’une démocratie musulmane.

Les partis démocrates chrétiens sont d’abord apparus en Belgique et en Allemagne, vers la fin du XIXe siècle, sous forme de groupes d’intérêt catholiques. Dans un premier temps, le Vatican se montra soupçonneux à leur égard, considérant la participation de ces partis aux élections et aux négociations parlementaires comme des signes de «modernité».

Une évolution notable intervint avec la fondation du Parti populaire italien, en 1919. Son dirigeant, Don Luigi Sturzo, souhaitait qu’il s’adresse à tutti i liberi e forte – tous les hommes forts et libres. Le Vatican, qui interdisait depuis près de soixante ans aux catholiques italiens de prendre part à la vie politique de l’Italie nouvellement unifiée, revint sur sa décision.

Mais peu de temps après, Mussolini proscrivit le Popolari. De toute façon, le Vatican entretenait des relations tendues avec ce parti et semblait préférer apporter son soutien à des régimes autoritaires pro-catholiques de pays comme l’Autriche et le Portugal.

Mais, tandis que la démocratie chrétienne était enlisée au plan politique entre les deux Guerres mondiales, des évolutions capitales s’opéraient au sein de la pensée catholique. Le philosophe catholique français Jacques Maritain, en particulier, s’est fait l’avocat fervent de l’engagement des chrétiens en faveur de la démocratie et des droits humains.

Durant les années 1920, Maritain était proche du mouvement d’extrême droite Action française, condamné par le pape en 1926 pour n’être essentiellement qu’un groupe de catholiques impies plus intéressés par le nationalisme autoritaire que par le christianisme. Maritain se rangea à la décision de l’Eglise et entama une remarquable conversion en faveur de la démocratie.

Il critiqua les tentatives faites par la France pour jouer le rôle d’un croisé des temps modernes, s’attirant les foudres des catholiques, en particulier aux Etats-Unis. Une contribution plus importante a peut-être été sa relecture des enseignements d’Aristote et des doctrines médiévales sur les lois naturelles aboutissant à une nouvelle conception des droits humains.

Il s’est également inspiré de la philosophie du « personnalisme », très en vogue dans les années 1930, qui cherchait à définir une voie médiane entre le libéralisme individualiste et le socialisme communautaire, et qui mettait l’accent sur le fait que l’individu avait une dimension spirituelle dont le libéralisme matérialiste ne tenait pas suffisamment compte. Il ne manqua par ailleurs jamais de souligner à quel point les origines chrétiennes de la démocratie florissante des Etats-Unis l’avaient influencé.

Maritain insistait également sur le fait que les chrétiens, même s’ils devaient suivre les préceptes religieux, devaient avant tout agir comme citoyens. L’acceptation du pluralisme et de la tolérance était ainsi au cœur de sa philosophie et condamnait toute translation univoque de la religion dans la vie politique. Il était en fait plutôt méfiant des partis exclusivement chrétiens.

Maritain participa à la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme des Nations Unies, et le Concile du Vatican II en vint à adopter plusieurs des idées qu’il défendait depuis les années 1930. Il influença également les partis démocrates chrétiens qui gouvernèrent après 1945 en Allemagne, en Italie, dans les pays du Benelux et, dans une moindre mesure, en France, et qui non seulement consolidèrent la démocratie, mais mirent également en place des Etats providence forts dans le droit fil de la doctrine sociale catholique.

Même si ces partis défendaient toujours les valeurs familiales et la morale traditionnelle, ils n’avaient plus ce relent d’encens qui leur collait au début du siècle dernier. A partir des années 1970, il n’était même plus nécessaire d’être croyant pour y adhérer.

L’exemple de Maritain montre que l’analogie entre la démocratie chrétienne et musulmane est valable. Ce n’est pas le Vatican qui initia la naissance de la démocratie chrétienne, mais des philosophes novateurs comme Maritain et des pionniers politiques comme le prêtre sicilien Sturzo.

La démocratie musulmane ne pourra bien sûr pas être le fait des seuls intellectuels. Il n’en reste pas moins qu’un courant de pensée qui rend la démocratie attrayante aux yeux des croyants – tout en rassurant les non-croyants qui voient les croyants adopter le pluralisme – devrait exister.

Il est aussi vrai que certaines des philosophies, comme le personnalisme, ayant servi de support à la transition du catholicisme européen vers la démocratie étaient des plus nébuleuses, mais c’est peut-être leur caractère imprécis qui a permis de faire adhérer autant de croyants aux principes démocratiques.

Le point fondamental est que les idées font toute la différence. Pour cette raison, la création d’un islam libéralisé par des intellectuels volontairement modérés et démocrates est essentielle.

Copyright : Project Syndicate, 2008.
Traduit de l’anglais par Julia Gallin