Idées
Combien coûte le non-Maghreb ?
Devant la dimension croissante des enjeux, l’agrégation des capacités politiques s’appuyant sur un potentiel économique d’une taille significative pourra seule prétendre peser structurellement sur l’évolution de la région. A défaut, le Maghreb se fragmenterait en entités protectionnistes hostiles et apparaîtrait comme un espace économique et politique poreux livré aux incertitudes et aux instabilités les plus nocives

Les estimations du coût du non-Maghreb ne se comptent plus. Les recherches universitaires et les travaux des organismes régionaux ou internationaux rivalisent dans la mesure de ce coût. Selon le Secrétariat de l’UMA, le blocage du processus d’intégration maghrébine coûtait, à chaque pays de la région, 2% de son taux de croissance annuel. De son côté, la Commission économique de l’Afrique considère que l’existence d’une union maghrébine ferait gagner aux cinq pays l’équivalent de 5% de leurs PIB cumulés. Pour sa part, la Banque Mondiale estime qu’une intégration maghrébine plus approfondie (qui prend en compte la libéralisation des services et les réformes du climat de l’investissement) ferait croître le PIB réel par habitant sur une dizaine d’années entre 24% et 34%, selon les pays. Les écarts dans l’estimation s’expliquent par les spécifications des approches méthodologiques de la question, par les différences dans la prise en compte de variables comme la levée des barrières non tarifaires, le commerce des services, l’entrée des IDE…
Mais au-delà des techniques de quantification, la pertinence de la formule du coût du non-Maghreb, en référence aux travaux sur le coût de la non-Europe, réside dans sa symbolique, dans son message politique. Elle exprime avec force l’impératif d’agir pour la levée de tous les obstacles à l’échange entre les pays de la région, d’aller vers un marché unifié porteur d’une dynamique vertueuse, créateur d’opportunités d’investissements pour les entreprises de la région ou du reste du monde.
La faiblesse actuelle de la part relative des échanges intra-maghrébins (entre 1,2% et 2%) persistera tant qu’un ensemble de facteurs institutionnels et politiques continueront d’entraver les échanges et que la complémentarité potentielle des économies maghrébines n’est pas progressivement construite. Une intégration économique approfondie peut avoir, à plus ou moins long terme, un impact substantiel sur la croissance économique régionale pour au moins deux raisons. Tout d’abord, il y a des impacts d’économies d’échelle et de concurrence qui rendraient la région plus attrayante pour l’investissement régional et étranger. Deuxièmement, l’intégration réduirait les effets dits de «hub-and-spoke» entre l’UE et le Maghreb. Ces effets émergent lorsqu’un grand pays ou une région, la plaque tournante ou «hub», signe des accords commerciaux bilatéraux avec plusieurs petits pays, les «spokes». C’est que l’intégration maghrébine s’inscrit désormais dans un référentiel de régionalisme ouvert. Dans la région coexistent des schémas d’intégration (Nord-Sud, Sud-Sud) qui font état d’intérêts politiques, économiques et stratégiques de nature différente. La multiplicité des accords de libre-échange dans la région crée une confusion dans l’application des normes, favorise un renforcement des barrières non tarifaires, génère des problèmes de mise en œuvre des procédures. Emerge ainsi, avec une importance grandissante, la nécessité d’améliorer l’interconnexion des marchés par la simplification des règles d’origine, la facilitation du commerce, la convergence des réglementations et des instruments de régulation économique. De plus, le gain issu de l’intégration sera plus visible et bénéfique si le progrès vers un marché commun intégré est soutenu par de grands projets d’infrastructures fédérateurs (transport, eau, énergie…) et des projets communs entre entreprises privées maghrébines.
Traditionnellement, la principale force derrière l’intégration vient des initiatives gouvernementales. Comme l’initiative étatique ne parvient pas, aujourd’hui, à désamorcer les tensions politiques, le privé peut agir en tant que force de pression, d’action commune et de propositions pour sortir de ce blocage. Mais l’impact de l’initiative privée est conditionné par l’adoption de règles stables pour développer les échanges. En même temps, tout projet d’intégration a besoin d’un leadership politique pour l’orienter et le pérenniser, d’une responsabilité politique qui affirme la volonté de céder un certain degré de souveraineté dans la quête du bien général. Comme il a besoin d’institutions de coordination rénovées et d’instances de délégation de pouvoir. En l’absence de ces conditions, la représentation des intérêts restera circonscrite au niveau national.
Aujourd’hui, la globalisation des marchés agit à la fois comme un puissant régulateur des économies et un déstabilisateur des zones les plus faibles. Parallèlement, on voit se dessiner un processus de mondialité démocratique qui tend à atténuer les différences entre pays quant aux normes et aux institutions de la vie collective, en les alignant sur un modèle à base de démocratie représentative et de droits de l’homme. Devant la dimension croissante des enjeux, l’agrégation des capacités politiques s’appuyant sur un potentiel économique d’une taille significative pourra seule prétendre peser structurellement sur l’évolution de la région. A défaut, le Maghreb se fragmenterait en entités protectionnistes hostiles et apparaîtrait comme un espace économique et politique poreux livré aux incertitudes et aux instabilités les plus nocives. D’où l’importance d’agir par une volonté politique sur les facteurs qui déstructurent l’avenir maghrébin et dessiner ainsi des chemins praticables pour une union maghrébine solide, dotée d’instruments aptes à construire un destin solidaire.
