Idées
Chanter ou lire : faut-il choisir ?
Haut lieu de la capitale du pays, l’espace qui sépare le café Balima de l’édifice du Parlement est devenu depuis plus de dix ans la topographie hurlante de la contestation. Ni place publique, ni esplanade, cet espace ne se compose que d’une avenue à deux voies séparées par une allée bordée de palmiers et délimitée par deux fontaines asséchées.

Haut lieu de la capitale du pays, l’espace qui sépare le café Balima de l’édifice du Parlement est devenu depuis plus de dix ans la topographie hurlante de la contestation. Ni place publique, ni esplanade, cet espace ne se compose que d’une avenue à deux voies séparées par une allée bordée de palmiers et délimitée par deux fontaines asséchées. Ces deux dernières étaient un ouvrage pressé et commandé commis, il y quelques années déjà, par deux plasticiens de Rabat : l’une est faite de bric et de broc et l’autre sous forme de crème de pâtisserie. Souvent à sec, ces deux fontaines de l’éphémère sans charme artistique ni utilité urbanistique étaient l’expression de l’art et de la culture architecturale dans toute leur splendide mocheté. Plus tard, une grande fontaine à jet d’eau, face à la gare, est venue leur faire de l’ombre et apporter un air de fraîcheur et un semblant de cohérence urbanistique.
A partir de la terrasse mal réaménagée du célèbre café Balima, les clients attablés ont quasiment tous les jours une vue en direct sur toutes les formes de contestations et de revendications dans tous les secteurs connus ou inconnus de l’activité et de l’inactivité du pays. Inactivité car, historiquement, ce sont les chômeurs diplômés qui ont investi cet espace par des sit-in et des mini marches qui vont de la poste à la gare. Divisés en groupes distincts, selon on ne sait quels critères ou cursus universitaire, les marcheurs portent des chasubles de toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Tolérés ou bastonnés, ils ont battu le pavé des années durant, alternant parfois avec d’autres contestataires plus ou moins identifiés. Les médias locaux et étrangers ont, au début tout au moins, couvert ces marches avec mansuétude ou sympathie avant de se lasser par l’ambiance répétitive. Les clients du café, eux, avaient l’impression d’être devant leur téléviseur sur Al Jazira en live. Puis vint le 20 février avec son faux air de printemps arabe et son mouvement hétéroclite. Il a fait de la concurrence aux marches quotidiennes des chômeurs diplômés, aux sit-in des diplômés chômeurs et non-voyants, aux défenseurs de la cause palestinienne et d’autres causes plus ou moins identifiées.
Aujourd’hui encore, en semaine, ou tous les dimanches dans la matinée, il arrive que des groupes battent le pavé en brandissant des banderoles pleines de fureur, font une longue halte et vocifèrent devant le grand portail du Parlement. Pourtant, cette institution a toujours été décriée et dénoncée comme une coquille vide ou une simple chambre d’enregistrement abritant des gens mal élus, incompétents, voire pire. Depuis et avec le temps, il faut croire que l’édifice a été chargé d’une symbolique qui en fait aujourd’hui un lieu vers lequel se tournent les contestataires en tous genres. Faut-il s’en féliciter ou s’en plaindre ? Toujours est-il que si l’on passe d’un état de nature à celui de l’ordre, comme dirait Montesquieu, et que les lois, les institutions et les structures d’intermédiation sont appréhendées comme des fictions qui agissent sur le réel, alors on pourra dire que c’est le début de l’apprentissage de la démocratie.
Toujours dans ce même espace qui prend les allures d’une agora, une association, groupe ou coordination, dont l’objectif principal est la dissolution du Festival des musiques du monde Mawazine, a organisé la semaine dernière un étrange sit-in devant le Parlement. En effet, les contestataires ont brandi des livres pour appeler à la dissolution du festival et tenté d’organiser une heure de lecture devant le portail de la Chambre des représentants. Mais les forces de l’ordre les ont dispersés violemment lorsqu’ils ont entendu des slogans moins culturels comme : «Où va l’argent du peuple sinon dans les festivals et les fiestas ?» ; «Nous voulons le Maroc de la culture et non celui des futilités !» Si l’on ne peut qu’applaudir au fait de brandir des livres pour exiger des pouvoirs publics plus de culture et surtout une véritable politique culturelle dont la promotion de la lecture est le levier essentiel, il est pour le moins étrange que l’on réclame dans le même temps l’abolition d’une autre expression culturelle. On peut comprendre l’astuce derrière cette stratégie de communication et le buzz recherché, cependant, il n’est pas sain de se planquer derrière le livre pour exiger ce que le principe même de la lecture ne peut souffrir : exclure ou ostraciser la liberté de l’imaginaire dans toutes ses expressions. Certes, lire et écrire sont aussi des actes politiques. Mais la lecture enseigne l’humilité, le partage, la tolérance, l’écoute, la réflexion et la pensée. Par ailleurs, le véritable lecteur est un chasseur de sens solitaire. Il est solidaire aussi, mais il s’interdit d’interdire.
Enfin, par ces temps agités et liberticides que nous vivons de par le monde, il y aura toujours quelques illuminés pour brandir un livre et l’imposer comme le Livre de la Vérité absolue. Dans Le Gai savoir, beau titre à opposer à toutes ces passions tristes qui secouent le monde, Nietzsche écrit : «Qu’importe un livre qui ne sait même pas nous transporter au-delà de tous les livres».
