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Idées

Adieu Fatima !

Son œuvre, servie par une personnalité attachante et haute en couleur, lui a valu d’être classée parmi les 100 femmes les plus puissantes du monde. Un classement amplement justifié. Car, et c’est ce qui faisait sa force, Fatima disposait d’un atout rare pour un chercheur et une intellectuelle de sa trempe : celui de la communication

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chronique Hinde Taarji

Elle nous a quittés. Sans crier gare, par une ultime pirouette. Elle aimait rire et faire rire. Sauf que cette fois, elle ne nous aura pas fait rire du tout. Fatima Mernissi s’en est allée et elle nous laisse orphelines, nous autres femmes du Maghreb auxquelles elle aura décillé le regard sur leur condition. On lui doit tant que les mots manquent pour dire le vide engendré par sa disparition inattendue. On ne peut l’imaginer partie. Cela ne colle pas avec son personnage. La vie jaillissait d’elle avec une telle force que le temps semblait sans prise sur elle. Sa vivacité d’esprit, ce regard resté jeune, cette énergie débordante…, tout cela éteint à jamais, une perte, une immense perte pour nous toutes, ses sœurs et ses filles du monde arabo-musulman.

Depuis l’annonce de son décès, les hommages affluent de toutes parts et dans toutes les langues. «Une icône du monde arabe», «une femme libre», pour une fois, les superlatifs ne sont pas de trop. Son œuvre, servie par une personnalité attachante et haute en couleur, lui a valu d’être classée parmi les 100 femmes les plus puissantes du monde. Un classement amplement justifié. Car, et c’est ce qui faisait sa force, Fatima disposait d’un atout rare pour un chercheur et une intellectuelle de sa trempe : celui de la communication. Son travail pointu de déconstruction du patriarcat dans le monde musulman et de mise en relief de l’instrumentalisation par le pouvoir masculin des textes religieux pour soumettre les femmes, elle le servait par une pensée claire, portée par un verbe imagé et un humour décapant. Avec elle, point de circonvolutions de langage, quand elle parlait, on comprenait. Et le plus extraordinaire était qu’elle s’adressait de la même manière aux érudits qu’à ces femmes humbles avec lesquelles et en direction desquelles elle a beaucoup travaillé. Parfois d’ailleurs, cela exaspérait ceux qui tenaient l’hermétisme du langage pour une élévation de l’esprit, cette faconde et ce parler simple avec lequel Fatima s’exprimait. Mais c’était Fatima. Une femme «née dans un harem» qui avait réussi la gageure d’être dans la modernité tout en conservant intact l’art traditionnel de l’échange transmis par des générations de femmes arabes. Sociologue usant avec dextérité des outils de sciences humaines,  elle était dans le même temps une narratrice qui savait raconter des histoires, ces histoires par le biais desquelles elle distillait son message. Et son message était que les femmes ont toujours opposé une force de résistance à la volonté des hommes de les soumettre.

En effet, de décortiquer les mécanismes patriarcaux ne faisait pas tomber Fatima dans la victimisation des femmes musulmanes. Bien au contraire, elle s’est employée à travers ses recherches sur les figures historiques féminines du monde islamique à montrer les femmes fortes que ces dernières furent. Elle n’a jamais présenté nos mères et nos aïeules comme des personnes écrasées et sans ressources. Elle s’est intéressée à mettre en lumière ce pouvoir féminin qui était le leur, cet art de la ruse qui leur permettait de se jouer de la toute puissance masculine tout en donnant à l’homme le sentiment d’être le maître. Qu’elle soit l’une sinon la pionnière du féminisme au Maroc, celle auprès de laquelle le mouvement féministe marocain a puisé les outils de son combat, n’a pas empêché Fatima de faire des odes à la féminité, féminité posée comme un atout et une composante de la femme et qu’elle-même, par sa coquetterie affichée, revendiquait avec éclat.

On ne saurait circonscrire l’apport et l’œuvre de Fatima Mernissi en quelques lignes. Mais ce qu’on ne peut oublier de rappeler, c’est que, bien avant tout le monde, elle fut la première femme, au Maghreb du moins, avec son livre Le Harem politique à attaquer de front l’establishment religieux pour démontrer, enquête historique à l’appui, comment les théologiens musulmans ont détourné les textes religieux pour légitimer l’infériorisation des femmes et leur mise hors orbite politique. Au moment de sa sortie, ce livre fit l’effet d’une bombe, valant à son auteur mises au pilori et menaces. Mais il ouvrit le champ de la réflexion et d’autres chercheuses emboîtèrent le pas à cette pionnière. Une pionnière qui aura donc su débroussailler le terrain et dégager des pistes de recherche mais dont la disparition laisse un vide qui sera difficile à combler. Repose en paix, chère Fatima, tu nous manques déjà.