Idées
Abdallah Ibrahim ou le refus de la servitude
Plutôt que de renier ses principes, Abdallah Ibrahim quitta l’arène politique pour se réfugier dans l’érudition :
ce fut, à travers un refus de toute complaisance et un attachement jaloux aux principes, un certain sens du pays et du devoir à l’égard de celui-ci.
Petite maison, foule immense. Pour l’abriter, deux grandes tentes plantées à même la rue. Tout un symbole. Il fut ministre et premier ministre mais ce n’est pas au milieu des velours et des dorures qu’il s’est éteint. Des ors, il n’eut jamais cure. Il n’en eut jamais d’ailleurs. Sa demeure, la même depuis cinquante ans, est restée à son image : modeste jusqu’à l’épure. Les hautes responsabilités politiques, cela ne signifia pas dans son langage une position sociale et un compte en banque fourni mais des convictions et un idéal. Enfant de Tamesloht (région de Marrakech), il est resté et sa référence première, ce fut ce peuple dont il était issu et que jamais il ne renia. Ce peuple et sa nation, le Maroc à la libération duquel il consacra sa jeunesse. Alors la rue pour abriter ses funérailles, oui, il aurait aimé cela. Avec ce sourire qui fleurissait instantanément sur ses lèvres, il aurait acquiescé et peut-être serait-il parti dans une longue remémoration sur ce que cet espace avait abrité comme héroà¯sme. Ce faisant, il aurait salué la mémoire des fils de ce lieu-là , tous ces oulad chaâb appelés Brahim Roudani, Mohamed Zerktouni, Allal Ben Abdallah et autres, ces hommes à qui l’on doit la liberté mais dont les noms n’évoquent plus désormais que des rues et des boulevards. Abdallah Ibrahim n’est plus. Avec sa disparition, une page de l’histoire du Maroc se tourne. Une page de dignité écrite par des hommes qui se tenaient droit face à tous. Mais cette page-là et cette histoire-là , on ne vous l’enseigne pas sur les bancs de l’école publique. Abdallah Ibrahim s’est éteint mais qui, parmi la jeune génération, a appris ce qu’il fut vraiment, ce qu’il représenta hormis un parti politique devenu un simple sigle avec le temps? Que nous dit sa biographie officielle ? Qu’il est né en 1918 à Marrakech, qu’il fut parmi les signataires du Manifeste de l’Indépendance, qu’il étudia à la Sorbonne dans les années 40, qu’il appartint à cette aile gauche de l’Istiqlal qui se scinda pour donner naissance à l’UNFP et qu’il participa aux premiers gouvernements du Maroc indépendant dont il dirigea le quatrième. La date phare retenue dans son parcours est celle de président du Conseil (premier ministre) entre 1958 et 1960, période au cours de laquelle rêver d’un pays géré dans le respect du droit et de la démocratie était encore permis. Mais tout cela ne nous renseigne pas sur l’essentiel, à savoir ce qui fit de ce Marrakchi un reclus et un incompris qui, plutôt que de renier ses principes, quitta l’arène politique pour se réfugier dans l’érudition : cette caractéristique majeure, ce fut, à travers un refus de toute complaisance et un attachement jaloux aux principes, un certain sens du pays et du devoir à l’égard de celui-ci. Ses intimes le savaient, cet homme était habité par une obsession : la peur de trahir. Qu’un jour, on ne dise pas de lui «il a trahi». Trahi quoi ? Un serment. Il est des mots qui ne supportent pas la traduction d’une langue à une autre. Celui de akd en est un. Trahi qui ? Le peuple marocain. Ce akd, c’était celui de «défendre l’intégrité du pays, l’intérêt du pays, l’intérêt du peuple marocain». Ces termes aujourd’hui sont totalement galvaudés mais pour un Moulay Abdallah, ils ne l’étaient pas. Ce serment, comme tous les nationalistes de la première heure, il l’avait fait à son peuple. En tant que Marocain, il se savait porteur d’une dette à son égard : celle de la liberté. L’obsession majeure pour beaucoup de gens aujourd’hui porte un autre nom : le retour du religieux et la montée de l’islamisme politique. La bonne société n’en dort plus. Elle ne se reconnaà®t pas dans ce qui prend forme autour d’elle. Elle interroge et s’interroge sur tout. Sauf sur le plus fondamental, pour ce qui la concerne : son propre regard sur ce qui n’est pas elle et ses privilèges, elle et ses intérêts égoà¯stes. Or, ce regard-là est l’une des causes qui alimentent la dérive extrémiste. Car il est celui du mépris, de l’arrogance et de l’exclusion. Il est celui qui dit «il y a nous et il y a vous» les hbach, les âroubia, les «pouilleux», «les petites gens». La trahison contre laquelle toute sa vie Moulay Abdallah a voulu se préserver, ce fut justement celle-ci ; la trahison des élites vis à vis du peuple. Il savait ce qu’elle induisait en terme de rupture, en terme de délitement social. Nous y voilà à présent. On parle de peuple et ça renvoie à hbach, on parle d’amour du pays et ça fait ringard. Des valeurs, des principes, des convictions ? Pour quoi faire puisque cela ne rapporte rien en matière d’ascension sociale. Comment s’étonner dès lors que d’autres notions saturent à présent le champ sémantique ? La nature a horreur du vide. Mais l’aspiration des êtres reste partout et en tout temps la même : celle de justice, de dignité et de htiram. Encore un mot difficile à traduire. Paix à ton âme, Moulay Abdallah. Et bien le bonjour à ceux que tu as rejoints. Nous n’oublierons pas. Nous n’oublierons jamais
