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Idées

A l’abri de la rubrique culturelle (18)

«J’aime la règle qui corrige l’émotion», disait le peintre Braque. Peut-on parler de règles d’écriture lorsqu’on est dans l’évocation du passé comme c’est le cas ici depuis le début ? Si oui, de quel genre d’écriture s’agit-il donc? Est-ce le récit de quelques tranches de vie ? Une semi-autobiographie professionnelle d’un journaliste qui se souvient? Une invention de soi à prétention littéraire ou un faux roman d’une histoire vraie?

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chronique Najib refaif

Peut-être est-ce tout cela à la fois, et il n’est donc pas question de règles pour corriger cette émotion qui, parfois, vous submerge à l’évocation de tel fait du passé ou de telle personne connue en ce temps qui s’efface ou s’affaisse sous le poids de la souvenance. Un mois après avoir rédigé l’épisode précédent (voir le dernier numéro de La Vie éco et le texte intitulé : «Un immeuble et deux journaux») de ce feuilleton (ou journal personnel d’un journaliste des années 80), j’ai appris le décès de mon ami et ancien collègue Abdelkader Chabih : celui-là même dont j’ai évoqué les qualités humaines et professionnelles rares en ces temps difficiles pour ceux qui en étaient pourvus. Homme du silence, il aura laissé une œuvre journalistique tout aussi mutique. C’est plutôt une sorte de gloire en ces temps numériques et bavards où le moindre quidam sans qualités s’érige une statue, et où de faux artistes sans talents et sans voix sont hissés au firmament vain et virtuel de la blogosphère à coups de clics, de tweets et de like. Voilà pourquoi je me suis affranchi de la règle, dont parlait Braque afin de ne pas corriger l’émotion. Car en apprenant sa disparition, l’émotion était immense et grande aussi la tristesse de voir disparaître un homme de qualité. Il avait choisi le silence. Respectons cette œuvre silencieuse qu’il a construite. Ce sera son mausolée et sa gloire. Il n’aura peut-être pas d’histoire à son nom ? Qu’importe. Quelques amis lui en fabriqueront, par bribes ou par quelques évocations aussi amicales qu’affectueuses, loin de ces concerts des pleureurs de service qui aiment jouer à verser des larmes après la disparition des hommes et des femmes qu’ils n’ont pas connus ou pas su aimer…

Une fois en charge de la page culturelle du quotidien où je commençais à trouver mes marques, je me faisais une joie de chercher des sujets littéraires de proximité. Mission quasi impossible car la scène culturelle et artistique était en jachère. Les bons poètes et écrivains étaient soit en prison, soit en exil ; et leurs déjà rares écrits, récents ou anciens, étaient censurés et interdits de circulation. De plus, les deux quotidiens (en arabe et en français) étaient déjà devenus les organes officiels d’une organisation politique, sous forme de Rassemblement, proche du pouvoir et bien entendu traitée de «parti administratif» par l’opposition. Proche du Palais ? Sans nul doute, mais pas tant que cela de l’Administration, c’est-à-dire du ministère «Big Brother» de l’intérieur, dirigé par Driss Basri, l’homme qui n’en finissait pas de monter en puissance et accaparer un pouvoir «administratif» quasi total. Le père de «la Mère des ministères», comme on aimait qualifier le puissant ministre de l’intérieur, fomentera d’ailleurs une scission au sein de ce rassemblement peu après sa fondation. En un tour de main, un autre parti de la génération politique marocaine spontanée en sortira comme par enchantement. «On» a reproché à l’organisation mère d’être accaparée par des notables citadins de Rabat et de Casablanca au détriment des notables ruraux. Et voilà qu’un parti du terroir sera pondu comme la poule pond un œuf dans la basse-cour sans clôtures du Rassemblement. On nommera à la tête du nouveau parti un homme du terroir dont l’accent autant que les manières ne cesseront de rappeler ceux du ministre de l’intérieur. Des blagues et des anecdotes hilarantes circuleront sur ce nouveau style rustique qui fleurait bon les plaines de la Chaouia et de Abda. La politique marocaine est entrée dès lors dans une nouvelle ère, une sorte de «Far West» anthropologique dont le «folklore culturel» va déteindre sur le paysage sociopolitique et «ruraliser» le reste : télé, comédie loufoques, théâtre, presse, cinéma, etc…

Désormais, le grand et puissant ministère de l’intérieur s’est adjoint et phagocyté celui de l’Information, formant une improbable et intraitable symbiose oxymorique. N’étant ni encarté, ni mêlé aux activités partisanes, j’observais cette agitation et ces mutations à partir de mon havre au sein de la rubrique culturelle sans y comprendre, au début du moins, tous les tenants et les aboutissants. Préservé par la culture, grâce au peu d’intérêt que les nouveaux responsables des journaux accordaient à la rubrique, je tentais, autant que faire se peut, de nourrir la page et le supplément du peu d’activités dignes d’intérêt qui se déroulaient dans le pays. De toutes ces activités, seuls les arts plastiques persistaient et continuaient d’avoir, si l’on ose dire, une certaine «visibilité».Contrairement à l’édition de livres, les arts plastiques n’étaient entachés ni par un discours idéologique contestataire perceptible en tout cas par la censure, ni portaient des revendications politiques claires et engagées. Voilà pourquoi, peut-être, ils ont connu une renaissance notable mais de qualité dans l’ensemble. Certes, certains artistes avaient une conscience politique affirmée et des opinions plutôt de gauche, mais tout le monde s’accommodant de cette situation ambiguë tant que les œuvres ne représentaient, au sens propre et figuré, aucune menace pour le pouvoir. De plus, l’abstraction comme choix artistique plastique dominait la majorité des œuvres, et même si l’abstraction, plus que l’art figuratif, est toujours sujette à moult interprétations, tant qu’elle ne disait pas ouvertement ce qu’elle signifiait, elle ne pouvait relever que d’un art hautement décoratif.