Culture
Lagtaࢠrevisite les tabous de la société
C’est avec la complicité de ses deux vieux amis, Noureddine Saïl
pour le scénario et Latif Lahlou pour la production, que Abdelkader Lagtaâ
a réalisé son cinquième film, «Face à face»,
une œuvre honnête et de bonne facture, dont les qualités seront
probablement appréciées de façon contrastée par le
public.

Abdelkader Lagtaâ est un cinéaste patient. A 55 ans, il n’en est qu’à son cinquième film. Et encore ! le premier, Les cendres du clos (1976), était une œuvre collective, co-réalisé avec d’autres cinéastes. L’homme n’est pourtant pas du genre à paresser. Entre deux projets, il passe son temps à lire, voyager, écrire et multiplier les rencontres avec ses pairs. «Ce n’est pas ma faute, prévient le cinéaste, si j’ai besoin de m’impliquer totalement dans mes films». Lesquels prennent beaucoup de temps entre l’écriture, le montage financier, le tournage et la galère qui précède la sortie en salles.
Cinq films seulement en 27 ans de carrière, mais ce n’est pas par paresse
Pour son troisième film (La porte close), par exemple, entre la préparation du film et sa distribution, quatre longues années se sont écoulées. «Des problèmes peuvent surgir à tout moment, lors de la préparation du film comme pour sa post-production et tout au long de ce tunnel qui le mène vers la sortie en salles».
Pour Face-à-face, les choses sérieuses ont commencé dès 1999. Lagtaâ en était à l’époque à deux films, réalisés à quatre ans d’intervalle mais sortis coup sur coup : l’excellent Les Casablancais et l’inégal Porte close. Soucieux de renouveler son écriture, le cinéaste multipliait les allers et retours entre Casablanca et Paris, à la recherche d’idées originales. Parmi les nombreuses amitiés parisiennes que Lagtaâ a nouées au fil du temps, figurait celle qui le liait à un certain Noureddine Saïl, à l’époque directeur des programmes à Canal + Horizons. «Saïl est un ami de longue date, je le voyais pratiquement à chacun de mes séjours en France pour échanger des points de vue sur le cinéma et l’évolution générale des choses au Maroc». Avant d’être un homme de télévision, Saïl est un scénariste et c’est sous cette casquette qu’il a collaboré, essentiellement, avec Mohamed Abderrahmane Tazi .
A Paris, Lagtaâ exerce un gros forcing sur Saïl. «Je lui ai demandé s’il avait une idée, voire un scénario sous le coude, il a fini par me sortir un vieux projet qu’il n’avait jamais pu développer». Ce projet, réactualisé et nettoyé, deviendra le scénario de Face-à-face, tel qu’on peut le voir aujourd’hui. En gros, l’histoire d’un couple qui ne résiste pas à la pression sociale (et politique) de son temps.
8 millions de DH pour le montage du film
Quand le travail de réécriture a été achevé, Saïl avait déjà réintégré le pays pour diriger 2M. Et c’est Lagtaâ qui, curieusement, allait plier bagages pour s’installer à Paris. Parallèlement au casting qu’il assurait entre Casablanca et Paris (l’actrice principale, Sanaâ Alaoui, a été dénichée à Paris), Lagtaâ s’attaque au plus dur : le tour de table pour financer son film. Le budget est arrêté à quelque 8 millions de DH, un chiffre plus que respectable pour un film marocain. Le cinéaste postule partout et va chercher, en parallèle, un autre ami pour assurer la production : Latif Lahlou. «Comme pour Noureddine Saïl, mais dans un autre registre, j’ai fait le forcing pour convaincre Latif Lahlou». Cinéaste de la première heure (Soleil de printemps, qui a révélé Hamidou, en 1969), Lahlou est plutôt fâché avec le cinéma de son pays. Après un premier film intéressant, il a patienté 17 années avant de boucler un deuxième long métrage décevant : La Compromission. Ce sera son dernier en tant que réalisateur. Déçu, Lahlou, qui a fait de la télévision entre-temps, recentre ses activités sur sa boîte de production Cinetelema, dont la vocation première est d’assurer la production exécutive (certains appellent cela de la prestation de services) pour le compte de productions étrangères tournées au Maroc.
Latif Lahlou avait bien négocié son virage. Mais il n’avait pas complètement oublié ses amis pour autant. A côté de plusieurs coups de main donnés, en off, à des productions marocaines en difficulté, Latif Lahlou appose son nom, comme producteur tout court, au bas d’un film comme La guerre du pétrole n’aura pas lieu de Souheil Benbarka, à l’époque simple cinéaste prometteur. Par la suite, l’auteur de Soleil de printemps traversa une longue période de disette dont il n’a émergé qu’en 1995 pour produire Chevaux de fortune de Jillali Ferhati, un bon film dont l’échec public n’était pas mérité. Et re-silence. Le retour de Latif Lahlou est un événement en soi pour le cinéma marocain. Abdelkader Lagtaâ le sait mieux que quiconque : «Je ne dis pas cela parce que Lahlou est un ami avec lequel j’ai beaucoup d’affinités, mais l’homme correspond à ce dont le cinéma national a besoin pour la production. Tant mieux si j’ai profité de notre amitié pour le convaincre de replonger dans le bain».
On est allé chercher l’actrice marocaine à Paris
Avec un bon scénario et deux grandes personnalités (Saïl et Lahlou), Lagtaâ a cravaché pour faire passer son projet au Fonds d’aide (2 300 000 DH), avant de colmater ici – et – là les brèches. «On ne peut pas faire des films avec des bouts de ficelle, sans payer les factures, des salaires décents aux collaborateurs, et assurer une post-production digne de ce nom». Lagtaâ ne répétera pas les erreurs de gestion qui ont failli condamner La Porte close aux oubliettes. Son montage financier assuré, il a commencé enfin le tournage du film à l’été 2000. A Casablanca, comme d’habitude. «Ce n’est pas parce que je n’y habite plus toute l’année que je tournerai le dos à ma ville».
Le nouveau film du réalisateur d’un amour à Casablanca est dans la parfaite continuité des deux derniers. Autour de ses acteurs fétiches (les seconds couteaux Salah-Eddine Benmoussa et Omar Sayyed, toujours aussi précieux), le cinéaste a fait appel à une nouvelle venue Sanaâ Alaoui, excellente par ailleurs, et reconstitué le tandem découvert dans Ali, Rabiaâ et les autres : Younes Megri et Mohamed Marouazi. Seul Mohamed Zouheir manque à l’appel.
Le résultat est du Lagtaâ comme on l’a toujours connu. Briseur de tabous, Lagtaâ confirme en suggérant, par exemple, une relation homosexuelle entre ses deux actrices principales. Il n’hésite pas à filmer son héroïne nue à la sortie d’un bain. Il parle du désir, de la frustration et remet le sentiment amoureux à sa véritable place : un lien ténu mais insuffisant, à lui seul, pour assurer la longévité d’un couple, voire l’équilibre d’un individu. Des évidences que peu de réalisateurs marocains osent, aujourd’hui encore, aborder de front.
Politiquement aussi, et comme d’habitude, Lagtaâ pointe le doigt de son incorrection. Dans Les Casablancais, on s’en souvient, il était le premier à soulever, d’une manière directe, la peur du Marocain devant tout ce qui a trait à la police, à commencer par une simple convocation au poste. Il avait poussé le luxe (on était alors en 1998, et beaucoup de vérités n’avaient encore jamais été dites) jusqu’à insérer le mot Tazmamart, en référence au sinistre bagne, dans une ligne de dialogue. Avec face-à-face, Lagtaâ s’amuse à réinsérer le mot Tazmamart, mais beaucoup plus comme clin d’œil à lui-même que par courage politique, Tazmamart étant aujourd’hui connu de tous. Pour coller à l’actualité de son pays, Lagtaâ n’hésite pas à évoquer le rêve de l’émigration en Europe, à filmer un sit-in qui tourne mal et à soulever, au passage, le cas de l’humoriste Bziz. Bref, il persiste dans la veine fiction-réalité qui faisait aussi le charme des Casablancais. Une arme à double tranchant, capable de séduire comme d’irriter le spectateur moyen. «Que voulez-vous, se défend toutefois le cinéaste, je ne suis pas indifférent aux soubresauts de mon époque et je ne m’engage que pour les idées qui me tiennent réellement à cœur». Cinéaste à message, Lagtaâ nous distille sa vision du couple moderne. Face-à-face, malgré ses longueurs et un manque d’inspiration sur la fin (péché mignon du cinéaste), amène à cette question fondamentale à laquelle tous les couples sont confrontés un jour ou l’autre : qu’est-ce qui compte, à la fin ? Le couple Marouazi-Alaoui, qui a tout pour réussir, se perd définitivement à cause d’un détail, d’une banale incompréhension : un soir elle se fait embarquer accidentellement par la police, alors qu’il la croit envolée avec un amant caché…
Un traitement toujours très sexué des personnages
Fidèle à son habitude, Lagtaâ, et c’est là sa force, s’attelle moins à développer une histoire qu’à semer les mille-et-un détails du quotidien. Dans le couple, il n’y a pas qu’un homme et une femme jetés dans le vide mais une galerie de personnages et tout un contexte politico-social qui a son mot à dire. C’est de cette matière-là que les techniciens du cinéma appellent la chair d’un film, que Lagtaâ parle le mieux. Exemple du dialogue entre une femme en voyage et sa fille : «Je te manque? – Non, jusqu’ici, ça va». Exemple aussi du traitement toujours très sexué des personnages, fonctionnant sur le modèle cru mais tellement réaliste «ils ont un sexe, ils s’en servent». Durant les longues années de leur séparation, le mari et la femme ne sont pas restés des forteresses de chasteté. La femme part à la recherche de son mari, non pour ranimer un amour mort mais pour obtenir son divorce et recouvrer sa liberté. Le beau-frère, qui accompagne la femme dans son long périple, n’est pas animé que de sentiments platoniques… Présenté à Oujda, mais aussi lors du dernier festival de Marrakech, Face-à-face attend aujourd’hui le verdict du grand public. Malgré ses limites, le film ne cherche jamais à caresser dans le sens du poil, et c’est ce qui le rend attachant. En plus d’une interprétation et d’une qualité d’image irréprochables.
N.B. «Face-à-face» est actuellement dans les salles à Casablanca, Rabat, Marrakech, Meknès et Tanger.
