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Les grands traders sont-ils rationnels ? Ce qu’un spécialiste marocain dit d’eux
Thami Kabbaj, sommité de l’analyse technique, a animé une conférence sur le sujet.
Le comportement des traders et les raisons de leurs échecs relèvent plus de l’irrationnel que d’une démarche scientifique.
Les excès émotionnels et les connaissances erronées des traders sont à l’origine de leurs déboires.

A l’heure où la communauté des traders est pointée du doigt et accusée d’être à l’origine de l’éclatement de la crise internationale, plusieurs questions se posent sur le comportement de ces faiseurs des marchés. L’Assocation professionnelle des sociétés de Bourse (APSB) a tenté d’apporter un éclaircissement sur le sujet, en invitant, lundi 17 mai, dans le cadre de son cycle de conférences, Thami Kabbaj, spécialiste mondial du trading et de l’analyse technique et auteur de l’ouvrage Psychologie des grands traders.
Avant d’entamer l’explication du comportement des traders, M. Kabbaj a tenu à avancer quelques statistiques : plus de 70% des traders actifs (qui interviennent quotidiennement sur les marchés) perdent de l’argent, moins de 20% des investisseurs professionnels sont profitables et moins de 5% d’entre eux seulement arrivent à réaliser des gains élevés et réguliers. Ces chiffres sont pour le moins étonnants, d’autant plus qu’il s’agit d’opérateurs professionnels et expérimentés.
Au-delà du caractère aléatoire des marchés et des mécanismes d’incitations qui peuvent pousser les traders à prendre des risques démesurés (bonus, stock-options, parachutes dorés…), ce sont surtout des facteurs psychologiques qui expliquent les échecs des traders. «La théorie néoclassique a toujours mis en avant l’hypothèse d’un individu extrêmement rationnel capable de prendre une décision en se basant sur toute l’information à sa disposition. Or, dans les faits, on s’aperçoit qu’en situation d’incertitude, les individus sont souvent dominés par des biais psychologiques et que les marchés ne sont pas toujours efficients», explique Thami Kabbaj. Pour lui, les biais psychologiques des traders sont de deux natures : les biais émotionnels et les biais cognitifs.
Les biais émotionnels des traders existent d’abord au niveau de leur relation avec le marché. Nombre d’entre eux considèrent la Bourse comme un casino. Ils agissent en totale liberté, sans aucune contrainte, et développent un besoin d’adrénaline grandissant qui finit par devenir une addiction. «C’est une manière dangereuse d’investir dont les conséquences peuvent être très dommageables», affirme M. Kabbaj.
Outre cette façon d’appréhender la Bourse, certains comportements et émotions poussent les traders à agir de manière irrationnelle. Il s’agit en premier de l’aversion aux pertes. La majorité des investisseurs n’acceptent pas en effet l’idée de perdre de l’argent. «La satisfaction qu’ils retirent d’un gain supplémentaire est largement inférieure à la douleur ressentie lorsqu’ils subissent une perte du même montant», révèle notre spécialise. Ceci les conduit à ne pas se fixer des limites de perte (stop-loss) et à prendre leurs bénéfices régulièrement. Autrement dit, en situation gagnante, ils se contentent d’un léger gain, et en situation perdante ils donnent plus de chance au marché pour rebondir. Or, le bon sens veut qu’on laisse courir les bénéfices et qu’on coupe les pertes.
Dans le même sens, plusieurs traders préfèrent ignorer les informations gênantes concernant les actifs qu’ils détiennent et se focaliser sur celles qui confortent leur raisonnement. Ce comportement s’est récemment soldé par plusieurs millions de dollars de pertes pour des traders qui se sont laissés convaincre par quelques signaux de reprise économique et qui n’ont pas pris en compte le contexte difficile dont lequel évoluaient les sociétés de leurs portefeuilles.
Il y a aussi l’égo des traders qui peut les conduire à la catastrophe. En accumulant plusieurs opérations gagnantes, certains d’entre eux se croient supérieurs au marché, ce qui les accule à prendre des décitions irréfléchies et à multiplier leurs positions. Or, il faut se dire que le marché a toujours raison et que la tendance peut se renverser à tout moment.
S’agissant des biais cognitifs, il s’agit de l’influence des connaissances et des croyances des traders. Le premier exemple qui vient à l’esprit des spécialistes pour illuster les biais cognitifs est l’influence des titres qui font la une des journaux. Les actifs très médiatisés encouragent en effet les investisseurs, même avertis, à les acheter alors qu’économiquement ou techniquement, la décision n’est pas justifiée. Il y a aussi le choix quasi mécanique de certains traders d’acheter les titres de leurs pays d’origine. Par exemple, un investisseur français serait tenté d’acheter l’action Renault même si celle de General Motors est scientifiquement plus intéressante.
Une autre anomalie cognitive est appelée «biais du momentum». Il s’agit du fait de surpondérer l’information récente et de minimiser les faits historiques. Cette attitude peut biaiser les anticipations et affecter la prise de décision. On est par exemple optimistes dans un marché haussier et très pessimiste dans un marché baissier. C’est ce qui explique d’ailleurs que certains traders prennent position sur des titres alors qu’ils sont à leur plus haut niveau.
Bref, ce sont là quelques exemples des biais psychologiques dont souffrent les traders depuis la naissance de l’économie de marché. Est-ce un phénomène inévitable ? Aucunement, précise Thami Kabbaj. Si les traders sont et resteront en partie irrationnels, ils gagneront à devenir plus objectifs vis-à-vis des marchés, à limiter l’impact de leurs émotions sur leurs décisions, à accepter le caractère aléatoire des Bourses et l’éventualité de réaliser des pertes, et enfin à adopter une approche de trading scientifique avec des objectifs et des limites clairement définis.
