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Affaires

que fait-on de votre argent?

 Les budgets des ministères sont reconduits sans préoccupation aucune
des besoins réels. 
Souvent, on peut acheter n’importe quoi à  n’importe quel prix, pourvu que la
facture existe. 
Inspecteurs généraux, Trésorerie générale et Cour des comptes ont les mains
liées.

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rub 334

Tortueuses sont les voies de la dépense publique. S’y aventurer sans s’y perdre relève de l’exploit. Les comprendre sans les juger est quasi-impossible. Et pour cause, l’ampleur de la dépense est sans commune mesure avec l’efficacité de l’action administrative, même après analyse. Il en résulte une condamnation en bloc de certains postes budgétaires dont l’existence est peu justifiable. Ces dépenses sont encore moins justifiées quand l’observateur se rend compte que l’Etat use de l’argent public sans garde-fous efficaces. Le contrôle existe certes, mais sa définition sur le papier n’a pas de projection sur le terrain. Comment se décide la dépense, qui la gère, d’o๠vient l’argent pour la régler, qui contrôle son opportunité et sa légalité…? Autant de questions que l’on se pose sans trouver de réponses convaincantes. Prenons, par exemple, la Loi de finances 2004. La dépense de fonctionnement totalise 81 milliards de DH, soit plus de 57% du budget général de l’Etat. La masse salariale avec ses 59 milliards de DH engloutit, à  elle seule, près de 73% de ces dépenses de fonctionnement et 13% du PIB prévu pour cette année, alors que la norme internationale se situe, dans les scénarios les plus généreux, à  7% du PIB. Quand on ajoute à  la dépense de fonctionnement le service de la dette de l’Etat, soit 41,6 milliards de DH, il ne reste alors que 19 milliards de DH pour les dépenses d’investissement. Soit à  peine 13,4% du budget général et 4% du PIB ! L’Etat a des contraintes… de dépenses Mais, à  supposer même que les dépenses de fonctionnement de l’Etat soient structurelles, sont-elles pour autant sensées ? Non car le train de vie de l’administration demeure élevé, non pas pour des raisons de taille ou de missions, mais par manque d’efficacité et une forte propension au gaspillage. Cela alors que moult contraintes pèsent sur le budget de l’Etat. Pour ne souligner que les plus récurrentes, notons que ce dernier fait face à  une diminution des ressources depuis quelques années, suite à  ses engagements internationaux. L’accord d’association avec l’Union européenne a instauré, depuis mars 2000, un démantèlement progressif des droits de douane. Le manque à  gagner s’est chiffré à  plus de 1,5 milliard de DH pour l’année 2003. A cela s’ajoutent la revalorisation des salaires des fonctionnaires et l’augmentation de l’investissement public en raison de la politique de proximité du gouvernement. Sans oublier l’effort budgétaire que l’Etat doit consentir pour réaliser son plan de départ volontaire. La Loi de finances 2004 table sur le départ en retraite anticipée de 9 000 fonctionnaires. Le projet global vise 34 000 départs sur quatre ans, dont le coût global atteindra les 3,7 milliards de DH. Les contraintes ne s’arrêtent pas là . Le gouvernement Jettou s’est engagé à  baisser l’IGR à  partir de 2005. C’est une mise en conformité avec la charte de l’investissement et une vieille revendication des opérateurs économiques. La promesse est inscrite dans la Loi de finances 2004. Ses modalités d’application seront certainement définies l’année prochaine. Il n’en demeure pas moins que les scénarios de la baisse annoncent d’ores et déjà  une facture salée pour l’Etat. Ce dernier y laissera pas moins de 1 milliard de dirhams, dans le meilleur des cas. La croissance du PIB est ce qu’elle est, subissant les aléas climatiques et la forte pression démographique, et l’Administration n’a plus le choix : soit elle arrête les frais, soit elle court vers une dérive incontrôlable. Cela est d’autant plus urgent que la manne des privatisations ne constituera plus une bouée de sauvetage, d’ici deux à  trois années. La consommation de l’Administration croà®t plus vite que celle des ménages A l’instar des entreprises, la machine Etat devrait baisser ses dépenses, ou du moins arrêter leur progression. Mais ce n’est pas le cas. Les prévisions tablent sur une augmentation du taux de consommation finale, en 2004, de 7,3% pour l’Administration, contre seulement 4,1% pour les ménages. Chaque fois que cette question est abordée, le ministre des Finances met en avant l’augmentation des indemnités des fonctionnaires. Or, c’est là  une demi-vérité. L’autre moitié se trouve dans la dépense de fonctionnement hors salaires. Fathallah Oualalou, ministre des Finances, est certainement conscient de la problématique de la dépense. Il sait pertinemment que mener un train de vie qui dépasse ses moyens conduira à  l’asphyxie. Il sait surtout que l’Etat peut faire mieux en dépensant mieux. Un exemple? Le budget de fonctionnement de l’Administration des douanes n’a pas été augmenté depuis plus de quatre ans. Mais cela ne l’a pas freiné dans son élan de changement par la réorientation des économies. Pourquoi les autres ne feraient-ils pas la même chose ? Comment amener toute l’Administration vers la même philosophie de rationalisation ? La nomination d’une nouvelle génération de ministres a donné lieu à  un grand espoir. D’ailleurs, une dizaine d’entre eux ont été sollicités pour un témoignage lors de la réalisation de cette enquête. Nous n’avons reçu que la réponse du département de la Santé, qui se limite à  rappeler les directives mises en place par le gouvernement Youssoufi, notamment les circulaires portant sur la réduction du train de vie de l’Administration. Les textes ne manquent pas à  ce sujet. Mais au-delà  de ces circulaires, arrêtés et décrets, le terrain est le meilleur témoin de la folie dépensière de l’Etat. Evaluation du budget : la solution de facilité Commençons par l’évaluation des besoins annuels. Le moins que l’on puisse dire est que la facilité est de mise. Chaque année aux environs de septembre, les différents ministères proposent leurs budgets sous forme de compte de produits et de charges (CPC). Lorsque l’Etat s’inscrit dans une logique de baisse des coûts, la moindre des initiatives est de s’assurer que la colonne des charges correspond bien à  un besoin réel. Or, selon plusieurs témoignages recueillis auprès des différents services en charge des budgets ministériels, les CPC datent d’une dizaine d’années. «Il est d’usage de reconduire le CPC tel qu’il a été conçu l’année précédente ou celle d’avant. Généralement, le seul changement opéré est de réorienter la dépense pour gonfler une rubrique et en vider une autre parce qu’elle n’a plus raison d’être, ou encore de majorer la dépense d’un pourcentage fixe», nous confie un haut fonctionnaire sous couvert de l’anonymat. La preuve, bien souvent, des prévisions d’achat prenant en compte l’utilisation de papier carbone et de papier pour machine à  écrire sont inscrites dans le CPC alors que le service qui en bénéficie est équipé en ordinateurs. De même, les besoins en fournitures de bureau sont peu connus. Les commandes sont ainsi prévues par reconduction, sans appréciation exacte. Cela paraà®t futile, mais l’enveloppe donne le tournis : l’Etat dépense 255,7 millions de dirhams en fournitures de bureau, papeterie et imprimés. «Le comble est que si nous établissons un indicateur de la consommation par administration, nous remarquerons que la consommation de fournitures de bureau augmente en période de rentrée scolaire», note un fin connaisseur des habitudes administratives. L’analyse des dépenses en consommables (3,2 milliards de DH) démontre en outre que le poste le plus important à  ce niveau est celui des carburants et lubrifiants, totalisant une dépense de l’ordre de 1,16 milliard de DH. Qui dit légalité ne dit pas forcément bonne gestion La plus grande part revient, et c’est normal, à  l’armée, avec 855,7 millions de DH, suivie du ministère de l’Intérieur (139,4 millions de DH). Sachez enfin que le département des Habous et Affaires islamiques est le département le moins demandeur de carburant, avec une dépense de 160 000 DH. Heureusement, les fqihs n’ont pas encore revendiqué de voitures de service ! Attention, il serait erroné de croire que l’Etat dépense de manière illégale. La dépense publique a ses mécanismes légaux. Mais qui dit légalité, ne dit pas forcément bonne gestion. L’écart entre les deux notions est abyssal. Pour rappel, notons que la dépense publique peut se faire de trois manières : l’appel d’offres, le bon de commandes (pour des dépenses supérieures à  100 000 DH) ou encore la régie. Aucune ne met les deniers publics à  l’abri. Le débat sur la transparence des marchés ne date pas d’aujourd’hui. Et il n’y a pas de fumée sans feu. La première, la régie, est un peu la caisse des ministères. Elle sert à  couvrir les petites dépenses quotidiennes et/ou imprévus. Pour exécuter une dépense, il suffit de ramener une facture, pourvu que cette dernière ne dépasse pas le plafond autorisé par type de bien ou service à  acheter. Problème : personne ne se préoccupe de vérifier ni la matérialité de la livraison ni l’opportunité de la dépense. On peut donc acheter n’importe quoi à  n’importe quel prix, ou pire, ne pas acheter, pourvu que la facture existe. Le bon de commandes, lui, exige la présence de trois devis contradictoires. Mais les dépenses ne sont pas plafonnées et l’opportunité de la dépense n’est pas contrôlée non plus. Résultat, on peut acquérir tout à  fait légalement un bien dont on n’a pas besoin. Parfois au double du prix du marché. Marchés publics : des estimations hasardeuses Enfin, les marchés importants doivent se faire par appel public à  la concurrence. Le procédé est, par définition, équitable et transparent. Toutefois, l’homme est ingénieux par dessein. Des rumeurs sur la confection des cahiers des charges sur mesure pour l’un ou l’autre fournisseur ne peuvent être avancées comme exemple, par manque de preuves. Mais la pratique des estimations hasardeuses des marchés pour pouvoir dégager des marges peut être vérifiée. Des documents officiels en notre possession révèlent un cas d’école. Une inspection ministérielle a souligné récemment une situation d’utilisation des deniers publics à  des fins personnelles. 850 000 DH ont été dégagés progressivement de différents projets pour construire une résidence somptueuse dans un quartier chic de Rabat. Les marges obtenues des travaux d’aménagement du siège et des services déconcentrés n’ont pas été restituées à  l’Etat, mais investies dans un bien à  usage individuel. Les conclusions de l’inspection sont claires : «Les crédits qui ont servi à  la construction de ce logement n’ont pas été alloués à  leur objet initial». Deux enseignements peuvent être tirés de cet exemple : un, les montants des marchés ne correspondent pas toujours à  la réalité des travaux, et deux, le contrôle de régularité ne met pas le doigt sur les dépassements. «Le contrôle des engagements de l’Etat (CED) colle à  l’aspect légal de la dépense. Son souci est de vérifier que la dépense est couverte par une ligne de crédit correspondante dans le budget de l’établissement et que les justificatifs et la procédure ont été respectés», nous explique cet ex-régisseur d’un ministère. Pour mieux comprendre le mécanisme de contrôle tel qu’il est vécu par les personnes qui en ont la charge, nous avons contacté Mohamed Moumen, patron du CED, mais notre requête est restée sans suite. En attendant qu’il se manifeste, un régisseur précise que le CED peut être facilement trompé par un jeu de factures fictives. «Il n’a pas la compétence d’effectuer un contrôle d’opportunité», insiste-t-il. Trop de contrôle sur le papier alors qu’il faudrait un contrôle de gestion La Trésorerie générale non plus. Elle est le comptable de l’Etat qui centralise les opérations et les justificatifs, mais elle n’a pas la compétence pour juger de l’opportunité de la dépense. Ainsi, un ordonnateur peut facilement programmer l’achat pour ses services d’un véhicule importé au prix de deux voitures économiques. Personne ne lui demandera pourquoi telle marque et pas une autre à  moitié prix. Des marchés beaucoup plus importants et transparents (s’il vous plaà®t) ne manquent pas à  cette règle. Pour preuve, l’Administration peut se payer le luxe de disposer d’une imprimante pour chaque ordinateur alors que la plupart des entreprises mettent en réseau tout un étage avec une seule imprimante. «Dans l’absolu, le budget alloué à  l’informatique est faible par rapport à  la taille de l’appareil de l’Etat. Mais dans la réalité, les achats se font sans ligne directrice», déplore ce responsable dans un département étatique parmi les plus budgétivores. Il est courant de découvrir, en effet, l’existence d’un parc informatique assez important, mais sans qu’il y ait système d’information ou même réseau. L’outil est là  et on s’en sert comme d’une machine à  écrire. «Il y a trop de contrôles sur le papier, mais ce qui manque c’est le contrôle de gestion, le seul moyen qui puisse freiner les abus et permettre de sanctionner, même politiquement, les auteurs de dilapidation», estime un magistrat de la Cour des comptes. En effet, l’idée du contrôle de gestion germe en haut lieu. La Cour des comptes a toute latitude pour l’opérer. Les hauts magistrats de la Cour n’ont pas jugé opportun de répondre à  notre demande, mais nous avons tout de même pu apprendre, par nos propres moyens, que la Cour bute sur deux problèmes. Le premier a trait à  l’objet du contrôle. En fin d’année, le compte de la nation est présenté en bloc, par la Trésorerie générale, sans que soient distingués les comptes des ministères. Il est ainsi quasiment impossible de relever les défaillances du système. Un projet, en cours de finalisation, établira, à  terme, une séparation des comptes. A partir de là , le contrôle sera plus ciblé. Le deuxième obstacle réside dans le statut de la Cour des comptes : elle ne peut inquiéter les ministres. Or, s’il y a un contrôle de gestion qui mette au jour un cas de dilapidation, la responsabilité première devrait, en principe, en être imputée au ministre. D’autant plus que ce dernier dispose d’une inspection interne au sein de son département. A lui de l’activer pour se mettre à  l’abri, sinon il devra en payer le prix. Enfin, une deuxième contrainte est à  souligner : dans le meilleur des cas, la Cour des comptes ne contrôle la loi de règlement (exécution de la Loi de finances) que deux ans après la clôture de l’exercice financier de l’Etat. Il est donc quasiment impossible d’effectuer un contrôle de matérialité sur des produits consommables comme les fournitures de bureau. C’est dire que le contrôle de la dépense publique est une équation complexe. En attendant qu’elle soit résolue, espérons que les bonnes intentions gagneront du terrain. Le passé nous enseigne qu’il ne faut pas trop compter sur la conscience des hommes (rappelons-nous les affaires CIH, BNDE, CNSS…), mais pouvons-nous faire autrement ?…