Affaires
Petites et grandes combines pour écouler les produits alimentaires périmés
Le changement des dates se fait dans des ateliers clandestins. Certains industriels et distributeurs revendent les produits périmés au secteur informel, d’autres les retravaillent et les réintroduisent dans le circuit. Les fraudeurs profitent des failles du système de contrôle.

Derb Soltane, ancienne Médina, Derb Omar, à côté des gares routières, des terminus de bus ou des sorties d’écoles, dans les souks hebdomadaires ou lors des moussems… Les produits alimentaires se vendent partout dans le pays. Le problème est que pour beaucoup, la date limite de consommation (DLC) a déjà expiré. Pour liquider ces produits impropres à la consommation, les vendeurs n’hésitent pas à utiliser des pratiques peu orthodoxes comme la modification des dates de péremption. Le procédé consiste à effacer l’ancienne date, notamment quand il s’agit d’une bouteille en plastique, en verre ou en cuivre, grâce un dissolvant, et de la remplacer par une autre à l’aide des tampons encreurs fabriqués sur commande. Il en est de même pour les boîtes en carton et les sachets en plastique. D’ailleurs, dans la zone industrielle du quartier Moulay Rachid, il existe des ateliers spécialisés dans la manipulation des DLC.
Ces modifications sont pourtant facilement détectables. Malheureusement, le client ne fait pas toujours attention puisque les prix de ces marchandises défient toute concurrence. Parfois même, les consommateurs font la confusion entre les produits périmés et ceux de la contrebande. Une chose est cependant sûre, l’efficacité des contrôles des produits dans les lieux de vente est sujette à caution. «Le service d’hygiène dont le rôle consiste à vérifier la qualité des produits en se basant surtout sur la date limite de consommation est très démuni», déclare un expert du secteur.
Du côté de l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA), on explique que «les investigations sont réalisées grâce aux visites des brigades mobiles de contrôle de l’ONSSA dans différents circuits de distribution (supermarchés, grossistes, détaillants, souks, lieux de restauration…) ainsi qu’au niveau des unités de production (lieux de stockage des marchandises)». Cependant, l’office n’a pas communiqué le nombre de visites qu’il a réalisées tout au long de l’année et indique ne pas disposer de statistiques sur les produits périmés saisis. «Les seuls chiffres qui existent comprennent tous les produits impropres à la consommation (périmés, mal stockés, produits de la contrebande…)», explique un responsable.
Les industriels dénoncent la pression exercée par les grandes surfaces lors des négociations
Reste maintenant à savoir d’où viennent ces produits. «Les chaînes de grande distribution sont les premières génératrices de produits périmés», s’alarme un industriel. Il ajoute que «grâce à leur force de négociation, ils imposent aux fournisseurs, au moment de la rédaction du contrat, de prévoir une clause de retour en cas de proche péremption et ou de péremption des produits». Par conséquent, les industriels se retrouvent chaque année avec une moyenne de 5% de produits périmés ou à proche péremption. A leur tour, ils doivent trouver une issue pour minimiser les dégâts car non seulement ils vont se retrouver avec des stocks périmés dont la valeur est réduite à néant, mais aussi ils doivent détruire la marchandise, opération facturée 1,50 DH le kilo.
Face à cette situation certains indusriels «revendent 30% moins cher les produits dont la date de préemption est proche et 50% moins cher les produits dont la DLC a expiré», explique un expert du secteur. Et de préciser que «tout dépend des négociations». Selon lui, il existe sur le marché des commissionnaires dont les numéros de téléphone figurent en tête des agendas des directeurs commerciaux de plusieurs industriels. Il explique en substance qu’un appel téléphonique suffit pour que ce professionnel des produits périmés se déplace avec une camionnette et des enveloppes remplies de liasses de billets. L’objectif est de montrer qu’il n’a pas de temps à perdre, et qu’il est prêt à charger la marchandise si les négociations aboutissent. Une fois l’affaire conclue, le commissionnaire récupère la marchandise et se dirige vers les lieux de vente quand il s’agit de produits dont la date de préemption est proche ou vers les ateliers de reconditionnement pour les périmés.
Pour rappel, il est important de savoir que la vente de ces produits est très rentable pour l’industriel. «Après la vente de la marchandise en cash, il la comptabilise dans les provisions pour pertes. Pour justifier cette opération, il se paie des certificats de destruction», ajoute notre source. Sur ce registre, il est à noter que «l’opération de destruction des produits impropres à la consommation se fait au niveau des décharges publiques ou dans les locaux de l’entreprise sous la supervision d’une commission en interne ou en présence des services de contrôle, notamment les bureaux municipaux d’hygiène, les contrôleurs des divisions économiques et éventuellement des représentants de l’ONSSA», déclare-t-on du côté de l’office. En clair, aucun élément matériel n’est exigé pour prouver la destruction effective des produits.
Certains produits sont retravaillés directement dans les magasins
Dans la grande distribution on rejette en bloc les accusations des industriels qui justifient leurs pratiques par les pressions exercées par les enseignes. «Les clauses prévues dans les contrats n’ont jamais posé de problème pour les industriels marocains», confirme un opérateur. Et d’ajouter : «Nous retirons les produits des rayons 5 jours à 3 mois avant la date de péremption. La quasi-totalité des produits que nous retournons aux fournisseurs sont retravaillés et réexposés et revendus dans les circuits de distribution traditionnels et modernes».
Les produits frais, notamment les yaourts et le beurre, sont retournés le jour J. «Vu que leur date limite d’utilisation optimale est d’un mois après la date limite de consommation, ces derniers subissent quelques petites améliorations notamment pour préserver le goût. Ensuite, les industriels prolongent la DLC et redistribuent le produit. Le lait, quant à lui, est réutilisé dans la fabrication d’autres produits dont principalement les Raïbi et les jus à base de lait», confie un expert. Les conserves de poisson, de légumes, les pots de confitures… sont retournés 3 mois avant la date de péremption. La raison est que «ces produits ont une DLC de 3 ans et une DLUO de 5 ans», ajoute un professionnel du secteur de la grande distribution. Selon lui, «les industriels se contentent de changer les emballages de ces produits pour éviter les effets nocifs de la rouille et les remettent de nouveau sur le marché». Même procédé pour les semoules et les farines.
Contacté à ce sujet, Riad Laissaoui, directeur général adjoint du groupe Label’Vie, confirme que «grâce à leur politique de promotion, les chaînes de grande distribution écoulent les produits avant l’approche de la date de péremption». La preuve, «chez Carrefour, la valeur moyenne des produits périmés détruits annuellement ne dépasse pas 0,5% du chiffre d’affaires». Or, une source du secteur confirme que même les enseignes de distribution utilisent cette pratique de recyclage notamment pour les produits qui ne peuvent être rendus aux fournisseurs. Il s’agit principalement des viandes auxquelles on enlève les parties dont la couleur a changé avant de les revendre soit dans des barquettes ou en vrac. Le fromage se vend également en tranches et ou râpé. Concernant les pâtes, le riz et les légumineuses, «ils sont délotés et vendus en vrac», déplore notre source.
Les importateurs pointés du doigt
Si des industriels marocains ont la possibilité de recycler les produits retournés, cette solution n’est pas envisageable pour les importateurs. «Suite à la réception du bon de livraison des produits retournés, ces derniers se débrouillent une attestation de destruction et envoient les deux documents à leurs partenaires à l’étranger. En contrepartie, les fournisseurs étrangers leur accordent des avoirs sur marchandises. Les lots périmés, quant à eux, sont soit écoulés sur le marché, soit vendus à des entreprises qui les retravaillent et les revendent sous une autre marque», regrette notre expert. D’ailleurs, «les pratiques de certains importateurs posent un autre problème tout aussi sérieux», ajoute un importateur dans le secteur des épices. D’après lui, il existe actuellement des réseaux spécialisés dans l’importation des produits de fin de série. Ces gens les vendent aux «reconditionneurs» ou tout simplement en vrac. Ils sont en effet très actifs dans le secteur des épices et des fruits secs. «La preuve, 90% des produits vendus sur le marché sont périmés. Pour les fruits secs le taux est de 70%», s’alarme l’importateur. En effet, «les figues de la Turquie et le Majhoul d’Israël, ainsi que les amandes d’Espagne, ne sont que des produits en fin de vie qui se vendent sans aucun contrôle dans les grands marchés du pays», assure cet importateur n
Imane Trari
