Affaires
Ciment, levure, plastique, l’Etat lance des enquêtes pour entrave à la concurrence
Les cimentiers accusés d’entente illégale sur les prix et de marges excessives
Les boulangers déposent une plainte contre Somadir et Soders pour entente
sur les prix
Les industriels de la plasturgie, eux, dénoncent la position
dominante de la Snep, du groupe Chaâbi.

Le ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des affaires économiques et générales sort le grand jeu. A peine le dossier des huiles de table bouclé avec le rapport sur le litige Savola-Lesieur, qui devrait voir le jour d’ici fin décembre, le voilà qui s’attaque à trois autres secteurs et non des moindres. Rachid Talbi Alami vient en effet de diligenter des enquêtes pour entrave à la libre-concurrence dans les secteurs du ciment, de la plasturgie et de la levure. L’annonce de cette opération d’envergure a fait l’effet d’un séisme chez les opérateurs concernés. Les équipes de M. Talbi Alami, dont le département est investi de l’autorité de la concurrence, auront donc la lourde tâche d’enquêter sur la véracité ou non des plaintes dont font l’objet ces industriels.
Pour le premier secteur, celui de la plasturgie, une plainte a été déposée, début novembre, par un groupe d’opérateurs qui dénonce des pratiques anticoncurrentielles. Parmi les entreprises à l’origine de cette initiative figurent Plastima et Ifriquia Plastic. Au banc des accusés, la Snep, du groupe Chaâbi. Selon Abderrahmane Ouali, conseiller de Plastima, «les entreprises plaignantes sont contraintes de s’approvisionner auprès de la Snep en raison de la protection douanière dont cette dernière bénéficie». Les industriels demandent de ramener les droits de douane à 10 % au lieu des 25 % appliqués actuellement «en vertu d’un décret datant de juin 2001 et portant sur l’importation de matières premières par les industriels marocains». Néanmoins, cette requête ne semble pas faire l’unanimité dans le secteur. D’autres industriels se rangent, eux, du côté du groupe Ynna. «Il est vrai que nous demandions depuis 2001 une libéralisation des importations. Malheureusement, le gouvernement n’a pas donné suite à notre doléance en temps opportun. Aujourd’hui, cette requête n’a plus de sens. Si Chaâbi est écarté, ce sera au tour des Chinois, qui ont déjà mis à genoux les industriels européens, d’envahir le marché national».
Dans leur requête, les plaignants pointent aussi du doigt le modèle d’intégration entre la Snep et Dimatit, appartenant tous deux au holding Ynna, et évoquent des pratiques anticoncurrentielles. «Dimatit est producteur de tubes à base de PVC livrés par la Snep. Il est normal que cette entreprise présente des offres financières imbattables pour les appels d’offres lancés par l’Onep, Lydec et autres», clame M. Ouali. Une guerre de tranchées entre les deux protagonistes se profile à l’horizon. La mission d’enquête de M. Talbi Alami promet de ne pas être de tout repos.
Les marges des cimentiers jugées «indécentes»
Pour le ciment, en revanche, c’est le Parlement, par le biais de la commission des infrastructures et de l’intérieur de la Chambre des conseillers, qui a saisi l’autorité de la concurrence, à l’occasion de la discussion du budget du département des affaires économiques et générales par cette commission. Un membre de cette dernière a dénoncé «une entente entre les opérateurs du secteur cimentier qui appliquent pratiquement le même prix sur l’ensemble du territoire national». Ceci, sachant qu’en raison de l’intensité capitalistique de l’activité, le ciment est un secteur oligopolistique où quatre sociétés, Ciments du Maroc, Holcim, Lafarge et Asment, se partagent le marché.
Les cimentiers soupçonnent les promoteurs immobiliers
La plainte contre les industriels, selon notre source, dénonce également «les marges substantielles que réalisent actuellement les cimentiers et qui dépassent les 30 % alors que le pays est engagé dans une politique de grands chantiers et poursuit le développement de l’accès à la propriété. Des marges aussi importantes se traduisent tout simplement par un alourdissement des charges de réalisation des infrastructures et un renchérissement du prix de l’immobilier».
Si ces accusations s’avèrent justes, elles pourraient avoir d’importantes conséquences sur le secteur. Les «brigades» de la concurrence sont en train de reconstituer le puzzle des prix de vente. Dans leur démarche, elles s’intéresseront aux cours internationaux du ciment, aux prix de vente pratiqués dans d’autres pays, et remonteront toute la filière pour approcher les coûts de revient réels avant de les comparer aux prix de vente sur le marché marocain. Si le niveau «exagéré» des marges est prouvé et établi, l’autorité de la concurrence pourrait très bien demander aux cimentiers de «répercuter les hausses des prix des intrants, non pas au niveau des prix de vente, mais en réduisant les marges d’exploitation». Sachant que le prix du ciment est libre, on voit cependant mal comment l’Etat pourrait les obliger à réduire leurs marges, à moins de signer avec eux un accord de modération, comme cela a été fait pour le prix du pain. Pour le moment, on n’en est pas encore là, d’autant plus que les opérateurs eux-mêmes semblent ne pas être au courant de l’enquête lancée.
Joint au téléphone, Mohamed Chaïbi, président de l’Association professionnelle des cimentiers (APC), affirme en effet que l’association et ses membres ignorent totalement l’existence d’une plainte à leur encontre. Répondant cette fois-ci au nom des Ciments du Maroc dont il est le président, M. Chaïbi fustige les promoteurs immobiliers qu’il soupçonne d’être à l’origine du déclenchement de cette procédure. «Les gens sont émerveillés par nos marges alors que d’autres secteurs en affichent de bien supérieures aux nôtres sans que cela ne choque personne. Nos marges aujourd’hui ne font que couvrir les déficits de plusieurs années et nous sommes au même niveau que d’autres pays. L’EBE des cimentiers égyptiens, par exemple, est bien supérieur au nôtre».
Le sujet semble d’une extrême sensibilité et ne manquera pas de provoquer des remous. Les promoteurs immobiliers pourraient, dans un renversement de la situation, en payer les frais si l’autorité de la concurrence venait à s’intéresser à leurs pratiques. «Les cimentiers au Maroc affichent une marge de 25 % dans le meilleur des cas, alors que celle des promoteurs dépasse largement les 30 %, sans parler de la pratique du «noir» par la majorité d’entre eux». Pour défendre leurs positions, les cimentiers rappellent qu’ils sont les premiers contributeurs au succès du logement social, à travers le fonds spécial qu’ils alimentent annuellement à hauteur de 1,2 milliard de DH à travers une taxe parafiscale de 100 DH sur chaque tonne de ciment vendue.
Mais les griefs à l’égard des cimentiers ne s’arrêtent pas là puisqu’ils sont aussi accusés d’entente au niveau des prix, les dernières augmentations ayant eu lieu, globales et similaires. M. Chaïbi rejette catégoriquement cette allégation en rappelant que «les dernières augmentations, qui ont varié entre 16 et 20 DH, sont la conséquence de la flambée des prix de l’énergie. Il n’y a eu aucune concertation entre les cimentiers avant cette hausse régulée par le jeu de la concurrence».
Soders et Somadir pointées du doigt par les boulangers
Le troisième secteur qui fait l’objet d’une enquête pour entrave à la libre concurrence est celui de la levure. Cette filière organisée en duopole est dominée par deux industriels : la Somadir, basée à Casablanca, plus connue par sa marque Germa, et Soders, installée à Fès et détentrice des marques Jaouda et Rafiaa. Il y a quelques semaines, les deux industriels ont procédé à des augmentations concomitantes de leur prix, qui ont fini par semer le trouble chez les boulangers à l’origine de la plainte selon nos sources.
Les représentants des deux opérateurs, tout en niant toute coordination entre eux, affichent leur surprise vis-à-vis de l’enquête dont ils font l’objet et affirment ne pas avoir été encore saisis officiellement par le ministère. «Nous ne sommes pas au courant de cette affaire. L’allégation d’entente est sans fondement», se défend d’emblée Saâd Bennani, directeur général de Somadir. Pour le management de Soders, «la confusion chez les boulangers trouve son origine certainement au niveau des dernières augmentations de nos prix qui étaient la conséquence du renchérissement des intrants et qui ont été opérées à des intervalles très proches».
Dans tous les cas, tout ceci devra être tiré au clair au terme des mois nécessaires pour faire aboutir les investigations. Rachid Talbi Alami, qui affirme être sorti renforcé de l’expérience Savola-Lesieur, promet de mener jusqu’au bout son travail pour la crédibilité de «l’autorité de la concurrence».
