Culture
Mohamed Hmoudane : «Poésie rime avec beauté, liberté, transgression, révolte, subversion»
Mohamed Hmoudane pétrit, moleste les mots, d’une main jouisseuse et féroce. Volontiers sardonique, il dit «violer» la littérature, se gausse des romans «de pacotille» et tance avec délectation «détenteurs de pouvoirs, suffisants et hypocrites».

Décrivez-nous votre rencontre avec la littérature. Comment, où et quand l’avez-vous croisée ? Quel temps faisait-il ? Qui a fait les présentations ? Le hasard ? Un ami ? L’avez-vous tout de suite aimée ou vous a-t-il fallu du temps ?
J’ai rencontré la littérature assez tôt, à Tabriquet, grand quartier populaire de la ville de Salé où j’ai grandi, quartier que je ne manque pas d’ailleurs de célébrer d’une manière «biblique», «religieuse», en lui consacrant, dans mon roman French Dream, ces quelques vers : « Tabriquet si je t’oublie… / Ma Jérusalem à moi / Mon ghetto / Mon enfance brigande / Tabriquet si je t’oublie… / En te chantant je t’embrase je détruis / Tes temples ton mur / De lamentations / Et je te pleure / Tabriquet si je t’oublie…/ Moi ton Nabuchodonosor / Et ton Néron…»
Cette enfance brigande évoquée plus haut, enfance réfractaire, nourrie de violences, va trouver dans la littérature justement le lieu de son accomplissement et de son expression la plus éclatante. Néanmoins, c’est la lecture de certains écrivains et poètes tels que Paul Eluard, Maïakovski, Tarafa bnou Lâabd, Jean Genet et bien d’autres qui va me décider à franchir le pas de l’écriture. Je passais pour ainsi dire d’une forme d’insoumission intuitive, brute, à une autre plus sophistiquée. Je refusais le monde tel qu’il se présentait et ressentais un énorme besoin et une envie irrépressible de le ré-architecturer. Cela ne pouvait passer qu’à travers l’écriture. L’acte d’écrire s’apparentait dès lors à un acte de désobéissance et à une déclaration de guerre. Le temps devait forcément être orageux ! Le ciel, déchiqueté par la foudre, tonnait dans mon esprit ! Et les astres entraient en collision, jusque dans les galaxies les plus reculées ! Il régnait une atmosphère d’apocalypse, de fin du monde, de résurrection !
Mais peut-on vraiment parler d’amour dans mon cas (moi qui suis entré en littérature par effraction) ? Ne serait-il pas plus approprié de parler plutôt de kidnapping, de détournement, d’acte de flibusterie ? Cela fait maintenant presque trente ans que je viole la littérature !
Parlons de vos romans «French Dream» et «Le Ciel, Hassan II et maman France». D’abord, de grâce, dites-moi que vous n’avez pas quitté le Maroc «juste pour vous taper des blondes» !
Si ! Je vais même vous révéler le nombre de blondes que je me suis tapées : 72 !
Pourquoi l’appelez-vous tendrement «Maman», cette France adoptive que pourtant vous éraflez, lacérez âprement, dans chaque page ou presque ?
Je l’appelle ainsi par ironie, sarcasme. L’on comprend dès lors pourquoi il y a tant d’âpreté dans mes propos chaque fois que j’évoque ma chère «Maman». Elle se targue de son humanisme et de ses Lumières alors que la réalité est moins idyllique. J’aime donc la railler, la narguer et lui renvoyer son autre face, l’image monstrueuse d’une vieille putain, d’une strip-teaseuse de foire…
Que vous a inspiré la Sarkozie ? Cette France «de souche» chère à Brice Hortefeux, Claude Guéant et leur m(éd)use Marine Le Pen ?
La Sarkozie, comme vous dites, marquée par l’agitation, le luxe tapageur et la peopolisation du politique, a fait des ravages au sein même de cette France «de souche», en privilégiant les plus nantis. Reste que tous ces politicards que vous citez, populistes et démagos, faisaient de l’exclusion un mot d’ordre, et feignaient en même temps d’oublier que la France est une nation faite d’un profond métissage. Cependant, il faut rappeler, que pour des raisons électoralistes, la classe politique française, de gauche comme de droite, brandit, à chaque échéance, le chiffon rouge de l’«étranger», parfait bouc émissaire. Tout cela ne peut m’inspirer que dégoût et mépris.
Revenons à l’écriture. Est-elle, pour vous, une exultation, une allégresse ou plutôt une conjuration des démons ?
L’écriture n’a jamais été pour moi un rituel d’exorcisme ! Une thérapie qui m’aiderait à vaincre je ne sais quelle névrose ! L’acte d’écrire s’apparentait à un acte de désobéissance et à une déclaration de guerre. Autrement dit, à un acte politique. J’exulte cependant quand je déverse, avec allégresse et jubilation, ma rage sur le monde, quand je tourne en dérision tous ceux qui se croient détenteurs de pouvoirs, les suffisants et les hypocrites.
On vous sent plus volontiers poète que romancier, plus musicien, ciseleur du verbe qu’ourdisseur de trames romanesques. Êtes-vous d’accord ?
Je conçois parfaitement que certains lecteurs, sans doute trop habitués à des formes romanesques conventionnelles, puissent éprouver un tel sentiment. Néanmoins, permettez-moi de vous rappeler que bon nombre de critiques et d’académiciens, spécialistes de «la littérature marocaine de langue française», rendent un verdict aux antipodes de ce que vous dites. S’ils saluent avec enthousiasme ma poésie, ils réservent un accueil tout autant enthousiaste à mes romans. Ils ne manquent pas de souligner leur caractère novateur et de considérer qu’ils marquent même une rupture par rapport aux représentations classiques de l’exil, de la figure du père, de l’enfance, bref, qu’ils tranchent indéniablement avec ce que l’on a pu lire auparavant. L’écriture transcende les genres ! Je crois à ce principe et j’œuvre souvent à brouiller les frontières entre «prose» et «poésie», à les abolir. Je prends en même temps le risque de transgresser les conventions, les normes, qu’il s’agisse de poésie ou de roman. Je refuse de jouer les conteurs bien-pensants et complaisants, de bercer le lecteur et de le caresser dans le sens du poil ! D’échafauder des poèmes indolents ou des romans de pacotille.
Heurter le lecteur, bousculer ses bonnes vieilles habitudes de lecture, le dérouter, le déconcerter, alors qu’il en éprouve un immense plaisir, telle est en revanche ma motivation. Vous avez sans doute remarqué que je prends le parti dans mes romans, surtout dans French Dream, d’un récit non linéaire et d’un dispositif narratif «haché» de poèmes. La «trame», bien que j’y injecte de fortes doses de musicalité, ne s’en trouve pas pour autant affectée, décousue. De bout en bout, elle garde son unité, son harmonie et sa parfaite cohésion.
La poésie est-elle, pour vous, un simple «condiment musical de la vie» ou «le but et le sens suprême, le principe créateur qui soutient l’univers» ? (Je vous inflige ici Zweig comparant les démarches de Goethe et de Hölderlin)
Dire que la poésie est un simple «condiment musical de la vie» est, à mon sens, très réducteur. Pour moi, la poésie n’agrémente pas la vie, elle en fait viscéralement partie. Je n’adhère pas non plus à la deuxième définition bien que l’image soit assez séduisante. Le fait est qu’elle traîne des relents de chrétienté : le Verbe, Dieu, principe créateur, l’Alpha et l’Oméga, pilier éternel de l’univers ! La poésie est ici mystifiée, magnifiée. Or, je me méfie de la mystification et de la magnificence. J’appréhende la poésie d’une manière autrement plus humble et plus lucide. Poésie, pour moi, rime avec beauté, liberté, transgression, révolte, subversion, dénonciation.
Déclamez-nous vos vers préférés et dites-nous quels sentiments et, si possible, quels souvenirs ils éveillent en vous.
Si je devais vous réciter tous mes vers préférés, je débiterai tous mes livres ! Contentons-nous alors de ces quelques extraits :
«Matador – j’ai tout le ciel pour arène et tant d’étoiles à mettre à mort – flottant autant d’éteignoirs plein les mains ostensible je parade – à l’œuvre au zinc – non plutôt à l’abattoir – en professionnel impassible je vous porte des coups de massue à la pointe du crâne – comme au cochon pour l’abattre le boucher fruste et froid à la cervelle roide – à la chaîne – j’écorche et je dissèque et j’entaille – et j’émaille les devantures de vos sarcophages – poètes aux galons d’imams, généraux de Lettres agonisantes, censeurs, merci pour vos hommages…»
Quels sentiments ces extraits suscitent-ils ? Ce n’est peut-être pas à moi qu’il faut poser la question mais plutôt aux lecteurs. Je peux vous dire en revanche que je les éprouvais, au moment même que je les écrivais, comme autant de lambeaux de chair sanguinolente pleuvant de mon corps sur la page.
Ils évoquent, pour moi, des souvenirs faits d’errances, d’ivresses, de soifs de gueuler un chant nouveau, en dansant avec les étoiles ; certains vers me propulsent au cœur même des lieux où je les écrivais : des bars enfumés et bruyants ou des espaces plus intimes comme ce petit studio où je vivais à mon arrivée en France, alors que d’autres, comme les tout derniers, me ramènent à mon village natal, aux lointaines années de mon enfance…
