Culture
Naïma Samih, l’incomparable voix qui se casse
Une des forces d’attraction de Mawazine 2012 est indiscutablement la présence de Naïma Samih, ce vendredi 25 mai, à 23 heures. En se produisant à l’Espace Nahda, l’idole des foules espère donner au public un avant-goût de son retour sur scène, après une longue éclipse.

A l’annonce de la participation de Naïma Samih à Mawazine, beaucoup n’en crurent pas leurs oreilles. Celles-ci étant captives de la rumeur, qui ne cessait d’enfler, faisant accroire que le mal (sans en préciser la nature) dont pâtit la chanteuse avait empiré à un point tel que la «patiente» se trouvait à l’article de la mort. Avec un demi-sourire, léger comme un soupir, la prétendue moribonde, met les points sur les «i» : «Il est vrai que j’ai toujours été d’une santé délicate. Mon organisme réagit mal à toute agression extérieure. Je me soigne constamment. Mais grâce à Dieu et à la bénédiction de mes parents, je suis épargnée par les maladies incurables. Des malveillants, qu’Allah leur pardonne !, m’en découvrent de mortelles. Et, pressés de m’enterrer, pour je ne sais quelle raison, prennent leurs désirs pour des réalités. Je n’en ai cure, tant la majorité des Marocains me porteront dans leur cœur».
Il ne faut surtout pas ajouter foi à cet aveu d’indifférence envers ses «fossoyeurs», étant admis que Naïma Samih, capable de se noyer dans une mer trop calme, est d’une sensibilité paroxystique. Elle ressent, en son intime, ce coup de Jarnac comme une crucifixion de plus, étoffant son lot de malheurs. Ce malheur qui lui colle à ses tenues noires, et dont elle n’est jamais parvenue à s’extraire.
De l’école, l’élève Naïma fut éconduite pour vice musical
En principe, rien ne prédisposait l’icône des foules à cet état dolent. Dans sa modeste maison, située au cœur battant de Derb Soltane, Naïma coulait une enfance banale, sans relief, mais aussi sans orages. La mère était confinée aux tâches domestiques, le père tenait une échoppe, au sens strict du terme, de friperie. La famille mangeait à sa faim, elle ne manquait de rien, sauf du superflu, qui n’était pas encore nécessaire. Premiers pas dans la vie insouciants certes, pas franchement heureux toutefois. A cause de l’auteur de ses jours qui, résolument bigame, procréait immodérément. Au fil des ans, le petit logement s’étriquait davantage, se muait en dortoir encombré, se transformait en un étouffoir, aux yeux de Naïma qui, déjà, détestait se sentir à l’étroit. D’autant que, par la force des choses, la tendresse comme l’attention parentales, auxquelles tout enfant a droit, se retrouvaient fractionnées, rationnées, émiettées. Elle aurait volontiers pris le large si elle le pouvait, à défaut, elle s’évadait sur les rives lumineuses de la chanson. L’enfant de Derb soltane, quartier si généreux en artistes de première bourre, en avait très tôt attrapé le virus. A l’école, où elle s’ennuyait comme un rat mort, elle distrayait son supplice en fredonnant, à part soi, des airs qui n’étaient pas toujours de son âge. A la récréation ou à la sortie, elle régalait la cantonade émerveillée par des couplets de derrière les fagots. «Je n’arrive pas à me souvenir du moment où j’ai commencé à me passionner pour la chanson. J’ai le sentiment que je suis née chantante. En tout cas, à l’école je passais le plus clair de mon temps à chanter. Je représentais un mauvais exemple pour mes camarades. Alors, j’étais punie, mais je recommençais, à chaque fois, ne pouvant, malgré ma bonne volonté, m’en retenir. En fin de compte, j’ai été chassée de l’école», raconte-t-elle.
Elle tâta de la couture, coupa des cheveux en quatre, puis chanta
Délivrée des pesanteurs scolaires, Naïma tâte, le temps qu’elle s’en lasse, de la couture traditionnelle, puis, se sentant une vocation à couper les cheveux en quatre, se reconvertit à la coiffure, avec réussite et sans jamais quitter son rêve de vue : devenir chanteuse. Ses clients forment son public. Elle leur en met plein les tympans, elles en redemandent et ne manquent pas de la presser de se lancer. Elle préfère attendre son heure. Par amusement, elle participe à une soirée artistique, animée par Mohamed Bouânani, sur la TVM, à Casablanca. En la circonstance, elle reprend un succès de Charifa Fadel, Wa hyatak ya chikh masâoud. Stupeur éblouie, suscitée par l’interprétation de Naïma Samih, qui a transformé une mélodie empreinte de légèreté jubilatoire en œuvre pétrie de sombre mélancolie, par la grâce d’une voix captivante de contralto, au timbre enveloppant, chaleureux et triste, qui se brise par instants, attisant de la sorte l’émotion. On se dit, en la regardant se déchirer sur scène, lors de cette première apparition à la télévision, que cette dame pourrait faire pleurer une salle en chantant l’annuaire téléphonique. Paroliers et compositeurs en sont intimement persuadés. Ils font son siège.
Lkhatem, Ya lbahhara, Nouara… sont les premiers opus dans lesquels la voix de Naïma Samih est mise à contribution. Les titres sont éloquents. Du sentiment amoureux, rien que du sentiment amoureux. Pas de l’amour partagé, mais de celui impossible, des liaisons contrariées et, au mieux, celles qui finissent en eau de boudin. Cet amour qui prend l’amoureux au dépourvu (Âla ghafla), se pare de mille atours séducteurs (Ahla soura), laisse miroiter des promesses d’union (lkhatem), insinue la crainte de ne pas être réciproque (Khaifa), s’éclipse sans raison (Ghab âliya lhlal), provoquant le désarroi de l’absence (Hada hali), et pour combler la mesure disparaît à jamais (Rah), précipitant le délaissé dans un abîme de souffrances. La chanson de Naïma Samih ne se démodera pas, parce qu’elle crie une vérité à laquelle les humains croient tout en la refusant de toute leur âme : il n’y a pas d’amour heureux. Et qui peut le mieux asséner.
Thème favori de Naïma Samih : l’extrême solitude de l’amoureux malheureux
Cette vérité que cette dame dont toute la vie est une course d’obstacles, perdue d’avance, après le bonheur. Pour lequel elle n’est pas douée. Une seule fois, elle a cru l’attraper. Il a comme nom Mostafa
Nejjari, l’ancien champion cycliste. Le couple s’entend à merveille, se marie, vit dans l’harmonie, engendre un garçon, baptisé Chams, qui illumine le foyer, et brusquement se met à s’effriter, à se désunir, puis se sépare. A part cette parenthèse heureuse, Naïma Samih est constamment séduite et abandonnée. Chaque chagrin la renvoie à sa solitude, qu’elle ne peut souffrir. Et qu’elle croit tromper en mêlant les jours et les nuits, dans des soirées fêtardes, hantées par les prédateurs, les suborneurs, les escrocs et les imposteurs.
Le destin emprunte souvent des voies mystérieuses. Nous sommes en 1974. Abdelhadi Belkhayat effectue une tournée en Algérie. Le compositeur Abdelkader Wahbi et le poète Ali Haddani l’accompagnent. Le second possède dans ses bagages un texte appelé Yak a jarhi, un joyau sculpté dans la gemme étincelante de la romance endolorie. Les deux compères ne s’accordent pas sur le nom de l’interprète futur de cette œuvre. Wahbi est d’avis de la confier à Belkhayat, dont il avait composé Âaouam, Sbar tqada, Ya bent nnas…, Haddani estime qu’elle conviendrait mieux à une femme. Soudain, leur parvient aux oreilles le son d’une voix émouvante, c’est celle de Naïma Samih répétant. En chœur, ils décident que ce serait elle l’interprète. Trois ans plus tard, Yak a jarhi est fin prête. Le public en a un avant-goût ému, grâce à la caméra de Larbi Bentarka, qui surprend Naïma Samih en train de la répéter sur son lit d’hôpital, où elle séjourne pour se débarrasser d’une gastro-entérite aiguë. A sa sortie, le 45 tours s’arrache comme des petits pains. Il fait le tour du monde arabe, inspire des reprises à Warda, Georges Wassouf, Cheb Khaled, entre plusieurs autres. Il faut avouer que Yak a jarhi reste, à ce jour, la plus belle dédicace de Naïma Samih, celle qui la personnifie le mieux. Elle s’y arrache l’âme, interpelle sa blessure, la prie de s’apaiser parce qu’elle n’en peut plus de souffrir, se confond avec sa douleur, devient douleur ambulante. Nul n’est dupe, Naïma Samih ne compose pas un personnage, elle exprime sa propre personne, son être profond, tout en chagrin et souffrances.
Le succès retentissant de «Yak a jarhi» valut à son interprète une cabale outrancière
Le propre de la réussite est de provoquer un écart de grandeur. Aux conséquences complexes : l’envie, la jalousie, la rivalité sont consubstantielles de l’admiration. Dans le microcosme propret et aseptisé du spectacle, du moins en apparence, Naïma Samih faisait désordre par ses «frasques», son non-respect des conventions, son mépris de l’argent, qu’elle distribuait à tout-va, son attachement excessif à son pays, qui lui fait faire la sourde oreille au chant des sirènes égyptiennes et qataries. Après le succès retentissant de Yak a jarhi, quelques-uns de ses pairs se sont répandus en propos fielleux, allusions perfides et caricatures infamantes, prêtant à Naïma Samih des excès peu probants. Cette cabale ourdie par des personnages influents fit mouche. A preuve, coup sur coup, des chansons qui lui étaient destinées sont tombées dans l’escarcelle d’une autre. Hata fat el fout, écrite par Ali Haddani et composée par Abdelkader Wahbi, promise à Naïma Samih, revint à Majda Abdelouahab ; Khouyi, taillée sur mesure par Ahmed Tayeb El Alj à destination de Naïma Samih , lui fut refusée au profit de Latéfa Raafat. Face à ce vent contraire, la chanteuse pliait mais ne rompait pas, tant qu’il y avait des paroliers et des metteurs en musique qui lui étaient, envers et contre tous, acquis. Mais voilà, cette dame d’argile se trouve constituée d’une pâte trop friable pour résister aux flèches trempées dans le cyanure. En désespoir de cause, elle prit la résolution de rompre les ponts, en se réfugiant à Benslimane. Cependant, elle se rappela à nos souvenirs contristés, par un album composé de cinq chansons, dont trois (Yak a jarhi, Ahla Soura, Nahmad rabbi) sont des reprises améliorées, et deux inédites (Latloumouni, Masar Mikias). L’album, sorti en 2005, avait pour principal argument le duo que constituait Naïma Samih et son fils Chams. Il n’eut pas l’estime qu’il valait.
Naïma Samih est adulée, parce qu’elle demeure un être hors du commun
Après quarante ans de carrière, Naïma Samih peut encore s’enorgueillir de l’amour que le nombreux public lui voue comme on voue un culte. Parce qu’elle est de la trempe des divas, celles capables de transcender la convention pour la mener aux confins de l’exaltation musicale. Aujourd’hui, 35 ans après sa parution, Yak a jarhi demeure une mélodie obsédante au refrain qui se niche instantanément dans la tête entre évidence et émotion. On se la passe et repasse à satiété, et en pensant à son interprète, on se dit Ahla Soura.
