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Idées

Démocratie électronique

Dans la recherche d’une forme d’organisation qui se situerait entre une démocratie représentative fatiguée et une démocratie directe utopique, l’idée de la démocratie électronique prétend apporter une réponse technique à  la crise du politique. Là  est à  mes yeux la raison de l’attrait qu’elle exerce mais aussi de sa fragilité. Comment ne pas être séduit par un discours qui prétend compenser l’impuissance des humains par la puissance de machines ? Mais d’un autre côté, la technique ne peut que ce que les humains peuvent ou veulent en faire.

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Mis à jour le

Larabi jaidi 2011 03 04

Les «révolutions» de Tunisie et d’Egypte ont montré comment, dans des régimes fermés, des réseaux sociaux (facebook et twitter) peuvent changer la façon de faire la politique. Pour beaucoup d’observateurs, les réseaux électroniques, en fluidifiant la circulation de l’information et en facilitant l’interaction des individus, permettraient aux citoyens de participer plus activement à la vie de la cité et annonceraient une démocratie revitalisée : la démocratie électronique. Du coup, face aux signes qui attestent d’un malaise du politique, l’internet commence à susciter l’espoir d’une rénovation de notre système politique. Dans la recherche d’une forme d’organisation qui se situerait entre une démocratie représentative fatiguée et une démocratie directe utopique, l’idée de la démocratie électronique prétend apporter une réponse technique à la crise du politique. Là est à mes yeux la raison de l’attrait qu’elle exerce mais aussi de sa fragilité. Comment ne pas être séduit par un discours qui prétend compenser l’impuissance des humains par la puissance de machines ? Mais d’un autre côté, la technique ne peut que ce que les humains peuvent ou veulent en faire.

Certes, l’internet, et plus particulièrement le web, est un puissant outil d’information au service de la démocratie. Il est vu comme un instrument permettant de stimuler et d’enrichir la discussion entre citoyens. Il crée un espace public ouvert, à même d’accueillir l’expression d’idées multiples et de demandes qui ne peuvent se manifester dans le cadre institutionnel de la démocratie représentative. Il est le canal de revitalisation d’une véritable démocratie de débat : c’est un lieu de liberté, qui transcende les frontières géographiques, sociales, culturelles, un lieu qui génère du lien social et condense des identités collectives. En somme, l’idée de la démocratie électronique est souvent évaluée en fonction de ses conséquences supposées sur les systèmes politiques : meilleure participation à la vie politique, revitalisation de l’espace public. Mais, en revanche, elle est beaucoup plus rarement interrogée du point de vue de sa capacité à générer une décision démocratique.

En effet, le discours sur la démocratie électronique tend à accorder une importance considérable au débat et à la discussion au point de donner l’impression que la démocratie se réduit à la possibilité d’une place publique. Comme émerveillés par les millions de dialogues qui se nouent par l’internet, certains activistes de la démocratie électronique adoptent une vision rudimentaire de ce qu’est, ou devrait être, un débat dans une démocratie, négligeant presque entièrement sa dimension politique. Ils adhèrent à une conception de la liberté d’expression intégrale, qui refuse toute limitation, exaltant l’individu et ignorant le groupe social auquel celui-ci peut appartenir. Dès lors, il importe peu de savoir comment il est possible de mener, en l’absence d’un référentiel commun minimal, une véritable discussion ou comment une raison collective peut se construire si chacune a individuellement raison. Le débat se réduit à une sorte de marché aux idées. Les tenants de la démocratie électronique s’interrogent rarement sur les contraintes ou les effets qui découlent du caractère écrit des forums de discussion alors même qu’on sait qu’une partie non négligeable de la population ne maîtrise pas le langage écrit. Enfin, focalisé sur la discussion publique, le discours sur la démocratie électronique dit encore peu de choses sur les moyens et les procédures qui permettent aux citoyens d’aller au-delà de l’échange et de la confrontation de leurs opinions pour parvenir à des décisions.

Par ailleurs, le discours sur la démocratie électronique tend à considérer que les corps intermédiaires (notamment les partis, les syndicats et les médias) pervertissent le fonctionnement des systèmes politiques. Placés entre les gouvernants et les gouvernés, ils parasiteraient la communication entre les uns et les autres et déformeraient en fonction de leurs propres intérêts l’expression des citoyens. Le discours sur la démocratie électronique rejoint ici une critique très ancienne, et parfois populiste, de la démocratie représentative tout en s’alimentant d’une contestation du rôle des syndicats et des médias. A l’inverse, l’internet serait censé contourner ces médiateurs en favorisant un système d’information alternatif, sans filtrage. Mais en critiquant les corps intermédiaires, le discours sur la démocratie électronique fait l’impasse sur plusieurs questions importantes liées aux fonctions de la médiation. D’abord, celle de l’agrégation des intérêts particuliers en revendications collectives et de leur hiérarchisation en programme d’action. Ensuite, les instances de la médiation fournissent des cadres de référence idéologique et d’interprétation du monde qui réduisent l’abondance de l’information que les citoyens ont à gérer. Enfin, fluidifier la circulation de l’information ne crée pas la transparence tant que l’opacité reste une ressource stratégique. Ainsi, toute innovation technique qui s’efforce de résoudre des problèmes existants génère des problèmes nouveaux. Les médiateurs qu’on pensait contourner réapparaissent  sous des formes inédites, l’espace public qu’on voulait revitaliser se fragmente, la transparence qu’on espérait devient surveillance. Discuter entre citoyens du monde n’est qu’un agréable échange si l’on ne sait pas construire une décision collective.