Idées
La voix de l’Autre
Des siècles durant, musulmans et juifs ont écrit, chanté et joué de manière indifférenciée. Notre patrimoine musical et poétique s’est nourri de leur sève commune. C’est cela que le festival des Andalousies Atlantiques donne à revivre, ces barrières qui s’évanouissent quand s’élève le chant de l’être marocain.

Sa voix à elle s’élève, cristalline, comme le chant du rossignol au lever du jour. Sa voix à lui est lourde de la souffrance sourde de la terre martyrisée. En conjuguant leur douceur, elles vous étrillent le cœur, chacune chantant la blessure intime de l’être ployant sous le poids de l’exil. Le duo composé par Françoise Atlan, la juive berbère du Maghreb et Moneim Adwan, le musulman de Gaza, est un de ces moments d’émotion pure, d’instants parfaits lors desquelles les barrières abdiquent. Le Festival des Andalousies atlantiques, dont la septième édition s’est tenue à Essaouira en ce dernier week-end d’octobre, est coutumier de ces moments de grâce. Comme chaque année, cette manifestation dédiée au partage et à l’échange a rempli sa promesse : celle, le temps d’un week-end, de faire communier les âmes et de renouer les liens déliés par l’histoire.
Plus confidentiel que le festival Gnaoua, le Festival des Andalousies atlantiques participe de la même démarche : réhabiliter les pans occultés de notre patrimoine culturel et rappeler la dimension plurielle de notre identité. Dédié au legs musico-poétique andalou, il le revisite en ce que celui-ci symbolise la rencontre et la fusion des cultures qui participent de notre histoire. Aussi, beaucoup de propos forts s’échangent-ils au cours de cette rencontre. La parole vraie est l’une des invitées de marque de ce festival. Il reste cependant que ce n’est pas tant par l’intellect que l’essentiel se communique. Le message, car tout ici est message, est d’abord porté par le son et par l’image. Longtemps après que les lampions de la fête se soient éteints, les festivaliers conservent, vibrant à leurs oreilles, l’entrelacement de l’arabe et de l’hébreu à travers le «matrouz», cette broderie musicale tissée des deux langues. Dansant devant leurs yeux, l’image, plus forte que tous les discours, de ces choristes juifs en costume noir mêlés aux musiciens musulmans en djellaba blanche et chantant à l’unisson avec eux. Et, bien sûr, comment ne pas conserver, impérissable, le souvenir de l’émotion collective éveillée par le rabbin Haïm Louk, venu en droite ligne de Los Angeles et dont le «hada bladek, matfaratchifih» porté par sa voix de cantor acheva d’électriser la salle.
Quand on évoque l’Andalousie et quand on est à Essaouira, c’est bien sûr de cette part de soi presque totalement effacée et dont les murs de la vieille médina crient l’absence qu’il est question : la part juive. A un moment donné de son histoire, Essaouira compta jusqu’à 60% de citoyens de confession hébraïque. Aujourd’hui, le mellah tombe en ruine et la jeunesse actuelle ne connaît presque plus rien de ce voisin avec lequel les générations précédentes ont coexisté pendant des siècles. En ces temps où la régression et le repli identitaire menacent dangereusement, réhabiliter la mémoire de ce passé commun est d’une impérieuse nécessité. Or la musique et la poésie furent le lieu d’expression par excellence de l’identité plurielle. Là, il n’était plus d’un, il n’était plus d’autre, il n’était plus qu’un tout. Des siècles durant, musulmans et juifs ont écrit, chanté et joué de manière indifférenciée. Notre patrimoine musical et poétique s’est nourri de leur sève commune. C’est cela que le Festival des Andalousies atlantiques donne à revivre, ces barrières qui s’évanouissent quand s’élève le chant de l’être marocain.
Revisiter ce patrimoine tout en combattant l’amnésie, tel est donc le vœu déclaré des organisateurs d’un festival atypique à plus d’un point. Lors du forum sur le partage des cultures organisé en marge des concerts, beaucoup fut dit, tant sur l’importance de cette «parole d’Essaouira» qui demanderait à être diffusée le plus loin possible que sur la complexité d’une problématique qui, comme pour ce qui est de la relecture du passé, doit être abordée sous toutes ses facettes. La projection du documentaire réalisé sur le mellah de Tinghir par Kamal Hachka, un jeune réalisateur franco-marocain, constitua le point d’orgue de ces rencontres. Porté par le besoin de «faire le deuil d’une perte», ce trentenaire est revenu dans son village natal pour recueillir, à travers la voix de son grand-père, les échos du mellah disparu. Puis, il se rendit en Israël, à la recherche des anciens habitants juifs de Tinghir. Parmi les moments poignants du film, ces images d’archives où l’on voit ces vieux juifs à la barbe blanche et djellaba noire monter dans un autobus poussif. Des images rarement vues de cet arrachement à la terre natale d’une communauté deux fois millénaire. Et puis les mots de cette femme, arrivée en Israël à 20 ans. Quand Kamel lui demande ce qu’a représenté pour elle le départ de Tinghir, elle a ces paroles : «Sous la douleur de la mort et de la séparation, même la montagne s’effondre. Alors imaginez ce qu’il en est d’un individu !».
Mais, par l’effet du jeu de miroir, ces images de départ renvoient à d’autres, toutes aussi poignantes : celles des Palestiniens, contraints par les armes, à s’arracher de leur terre. Et la tragédie est là, qui perdure, au mépris du désespoir des hommes et de leur besoin de fraternité.
