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Idées

A la lumière d’un siècle

Né en 1928, Aïssa Benchekroun appartint à  cette première génération de fonctionnaires du Maroc indépendant qui s’attelèrent à  leur mission pétris de patriotisme. c’était l’un des rares ambassadeurs marocains à  avoir pris sa plume pour écrire.

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Ultime pirouette d’un homme qui, en bon Marrakchi, cultivait un sens poussé de la dérision, il partit une veille de Noël, comme pour un dernier baroud de malice. Il eut été encore là, il vous aurait dit que c’était le moins que l’on pouvait faire quand on s’appelle Aïssa, comme le Christ ! Aïssa Benchekroun s’est éteint en décembre 2006 mais sa voix résonne à nouveau par la grâce de la piété filiale. Compilés dans un recueil sous le titre A la lumière d’un siècle(*), ses écrits viennent en effet d’être publiés à titre posthume, sa fille, Zeinab s’étant livrée à un long et minutieux travail d’édition. On doit à son dévouement pour perpétuer la mémoire de son père de pouvoir replonger dans des textes qui, courant sur une quinzaine d’années (1992 à 2006), sont une véritable mine d’or, en termes d’information et de réflexion, pour quiconque s’intéresse aux relations internationales en ce monde balloté entre ordre et désordre Aïssa Benchekroun, pour qui ne l’eut pas connu de son vivant, était un diplomate. Il appartint à cette première génération de fonctionnaires du Maroc indépendant qui s’attelèrent à leur mission pétris de patriotisme.

C’était un diplomate mais un diplomate doublé d’un homme de plume, qui plus est, doté d’une formation et d’une expérience journalistiques. Comme le rappela très justement le futurologue Mahdi El Mandjra, il fut de ce fait, «l’un des rares ambassadeurs marocains à avoir pris sa plume pour écrire». Aïssa Benchekroun écrivit donc, beaucoup, intensément, passionnément sauf sur ce que lui-même eut à vivre et à connaître dans le cadre de ses fonctions. Scrupuleusement respectueux du devoir de réserve, il ne s’autorisa jamais à dévoiler le moindre «secret» ayant rapport avec ses propres missions. Mais une fois à la retraite, il renoua abondamment avec sa passion, de toujours, l’écriture. D’abord à travers la presse, puis, devançant les plus jeunes, en créant son propre blog. Il commit ainsi une quantité impressionnante de chroniques, d’importance variable, dans lesquelles il aborda avec une franchise rare une multitude de sujets sensibles, d’ordre national et international, avec une prédilection particulière pour tout ce qui se rapporte aux rapports Occident/Islam et juifs/musulmans.

Né en 1928, Aïssa Benchekroun avait su ce qu’était que de vivre sous le joug d’une puissance étrangère. Pour avoir été au lycée français, il avait grandi imprégné à la fois de militantisme nationaliste et de valeurs universalistes. D’où un rapport passionnel à l’Occident, admiré pour son savoir et ses apports civilisationnels mais âprement critiqué pour ses «crimes» et sa suffisance. Pendant près de vingt ans, l’essentiel de la vie de Aïssa Benchekroun s’écoula à l’extérieur, au sein de la diplomatie marocaine. Il occupa ainsi des postes de conseiller dans plusieurs capitales européennes (Londres, Madrid, Stockholm), de ministre plénipotentaire (Tunis, Londres) avant d’être nommé ambassadeur au Brésil. En début de carrière toutefois, ayant suivi une formation de journaliste aux USA, il fut directeur de l’information dans le gouvernement de Abdallah Ibrahim en 1959 comme il occupa, dix ans durant, le poste de directeur de la presse à l’agence Maghreb Arab Press (MAP).

De par ses fonctions, Aïssa Benchekroun fut appelé à participer à des étapes structurantes du monde né de la décolonisation comme le sommet constitutif de l’Organisation de l’Unité africaine (Addis Abeba, 1963) ou la première Conférence islamique (Rabat, 1969). A vivre des moments forts comme la visite en 1959 du Che au Maroc. A connaître de l’intérieur le monde complexe des Nations Unies, prenant part plusieurs années durant aux sessions de l’Assemblée générale. Toute cette expérience, adossée à une curiosité intellectuelle insatiable et une passion illimitée pour les livres, d’histoire notamment, Aïssa Benchekroun l’a mise à profit dans ses écrits, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs. D’où l’intérêt du recueil aujourd’hui édité.

Quelques jours avant le grand départ, pressentant l’heure qui s’apprêtait à sonner, Aïssa Benchekroun évoquait dans un dernier jet Un cri tardif dans le désert d’un passé récent. Le tracé tremblotant de ces mots écrits avec peine disait la vie en partance. Mais jusqu’au bout, cet esprit indépendant restait tendu dans le désir ultime de faire partager son questionnement à ceux qu’il laissait derrière lui. «Questionnement», un terme qu’il affectionnait particulièrement et qu’il définissait comme une recherche de compréhension et non, tenait-il à préciser,  comme une volonté de dénigrement. Questionnement donc sur «le comment et le pourquoi de l’existence sur terre, non seulement de l’être humain mais aussi des idées et des esprits qui semblent le manipuler, ramenant fatalement l’ensemble au commencement de tout, au comment et au pourquoi de tout cet univers». Mais aussi questionnement sur le comment et le pourquoi d’une époque où «les valeurs sont complètement bouleversées». Jusqu’au bout, Aissa Benchekroun aura, et se sera posé des questions. La grande force de ses écrits réside dans ce bousculement constant des certitudes, dans cette volonté de comprendre, de lever les voiles, quitte à déranger et à se faire pourfendre.

 
(*) «A la lumière d’un siècle» Ecrits journalistiques (1992-2006) de Aïssa Benchekroun Textes réunis par Zeinab Benchekroun Préface de Mohamed Kenbib Editions Porte d’Anfa.