Idées
Autour de la musique
Historiquement, l’homme a dû commencer par inventer la musique vocale probablement avant de fabriquer les instruments de musique. Mais c’est dans le contexte et pour la sauvegarde du patrimoine. Ici on fait de la musique vocale
à fond la caisse après l’invention de la musique instrumentale. Ainsi va la musique à la manière de chez nous.
A reculons

Tout ce que le langage ne peut représenter ou restituer, la musique le rend. C’est un peu ce que dit Nietzsche lorsqu’il parle de la musique comme un «supplément du langage» dans Le Livre du philosophe (Flammarion). C’est sans doute pourquoi il est rare de lire des choses intelligentes sur la musique. En effet, combien de livres critiques, d’essais plus ou moins documentés peut-on citer à propos de la musique par rapport aux autres créations et expressions artistiques, à la littérature ou à la philosophie ? Très peu, et lorsqu’il s’en trouve, ce sont en grande partie des écrits historiques ou biographiques retraçant le parcours de tel musicien ou l’évolution et l’influence de tel courant musical. La musique transcende donc le discours et exige le silence et la disponibilité des sens. Elle relève de l’indicible. Mais cela ne nous empêche pas de parler des choses autour de la musique.
Faut-il préciser ici de quelle musique il s’agit ? En tout cas, il est des gens qui ont leur propre conception de la musique et nous entendons souvent des animateurs à la radio nous annoncer : «Nous vous laissons, chers auditeurs, écouter et apprécier une moussiqa samita (musique silencieuse)». Etrange formule en effet, car elle sous-entend, si l’on peut écrire, que l’on pourrait tout aussi bien écouter une musique bavarde, voire bruyante. Voilà déjà un malentendu, et il n’est pas le seul, sur ce qu’est la musique chez ceux qui sont en charge de la promouvoir. On sait qu’au Maroc l’enseignement de la musique n’a jamais figuré dans le programme des études sinon, – à une époque si lointaine -, en dehors des cours et grâce au dévouement de quelques enseignants mélomanes. Quant aux conservatoires de musique, ils sont aussi rares que dénués de tout équipement de base. Mais est-ce la seule cause de cette navrante inculture musicale ? On peut s’interroger, alors qu’il existe de plus en plus de stations radio, de supports numériques, pourquoi la musique est-elle toujours perçue comme un silence qu’il faut rompre ou un vide qu’il faut combler de volubilité ? Car l’animateur qui annonce sa mossiqa samita va vite lancer une chanson tonitruante entonnée par un chanteur golfique nasillard dans un patois haché par ce répétitif et seul compréhensible refrain : «galbé é hibbak» (mon cœur t’aime). On ne citera pas d’autres «vedettes», de chez nous, qui ont cruellement malmené sons et instrument et ont tant et si mal musiqué sur des paroles d’une pauvreté affligeante.
Si certains pensent qu’il existe une musique silencieuse, mais pour qui il n’est de vraie musique qu’accompagnée de chansons, d’autres ont supprimé carrément les instruments pour ne laisser que les paroles, mais pas n’importe lesquelles. Je ne sais pas si vous savez qu’on organise maintenant des soirées dites festives avec des orchestres sans instruments de musique. C’est tendance et c’est halal. Observant on ne sait quel interdit religieux, l’orchestre accompagne, on ne sait comment, un chanteur qui entonne des chants religieux et va même jusqu’à reprendre quelques anciens tubes comme celui de Smaïl Ahmed : Ya Mohammed saheb ch’faâ ounnour el hadi. La chanson, un beau panégyrique du Prophète, était pourtant bien mise en musique avec des instruments et tout le toutim. Ici, point d’instruments : on a sucré la zizique, mais on a gardé les paroles et la voix de fausset d’un chanteur accompagné par la cacophonie lugubre d’une chorale exaltée. Historiquement, l’homme a dû commencer par inventer la musique vocale probablement avant de fabriquer les instruments de musique, et on peut encore aujourd’hui écouter des chants liturgiques ou non qui sont d’une grande beauté. Mais c’est dans le contexte et pour la sauvegarde du patrimoine. Ici on fait de la musique vocale à fond la caisse après l’invention de la musique instrumentale. Ainsi va la musique à la manière de chez nous. A reculons.
Si la musique est un «supplément du langage» comme disait le philosophe, n’est-il pas superflu d’en parler ici, même en mal ? Laissons le soin à un autre philosophe comme Alain, dans ses Propos, de conclure par cette belle mise en abyme musicale : «Si je pouvais comprendre, en une page ou deux de prose ce que dit la Neuvième Symphonie, il n’y aurait plus de Neuvième Symphonie. Quand la musique imite le vent ou la pluie, elle perd son temps ; quand elle décrit les passions tragiques, elle perd son temps. Pour tout dire en peu de mots, je reconnais l’œuvre d’art à ceci qu’elle n’exprime qu’elle-même.»
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