Idées
L’homme qui aimait les livres
Le bref passage de Mohamed Larbi Khattabi au ministère de l’information ne dura que deux années. L’homme avait pris ses fonctions au sérieux et le mot information au sens libre et démocratique. En peu de temps, la télévision, chaîne unique, se mit à bouger bien avant le fameux, fumeux et cosmétique «à‡a bouge à la télé», chargé de mascara et de paillettes, et initié par André Paccard et Driss Basri.

«Le sage, disait Montaigne, est celui qui sait toujours ce qu’il a à fuir, non ce qu’il a à faire.» Voilà une pensée qui s’applique parfaitement à un homme d’esprit qui vient de nous quitter dans le silence et l’indifférence. Ancien ministre du travail et ensuite de l’information à la fin des années 70, il a occupé aussi le poste de conservateur de la Bibliothèque royale, avant de revenir à ses premières amours : la lecture, la recherche dans le patrimoine littéraire arabe et l’écriture de chroniques et d’articles pleins d’érudition. Il n’avait d’ailleurs jamais cessé ses activités culturelles tout en assumant ses différentes fonctions administratives. Il s’agit de Mohamed Larbi Khattabi, auquel seul un long et excellent article de Mohamed Boukhazzar a rendu un vibrant hommage en rappelant l’itinéraire politique et littéraire de cet homme de qualité dans les pages du quotidien Acharq al Awsat. C’est d’ailleurs dans ce journal que le défunt publiait nombre de ses interventions, toujours frappées au coin de la justesse et du savoir.Les journalistes marocains qui ont exercé ce métier improbable à la fin des années 70 – et ceux qui ont encore de la mémoire en ces temps oublieux – se rappellent peut-être la silhouette élégante, le visage avenant et le ton franc et digne de cet homme du Nord du Maroc. Son bref passage au ministère en charge de la presse, à l’époque dit de l’information, ne dura que deux années.Et pour cause : l’homme avait pris ses fonctions au sérieux et le mot information au sens libre et démocratique. En peu de temps, la télévision, chaîne unique, se mit à bouger bien avant le fameux, fumeux et cosmétique «ça bouge à la télé», chargé de mascara et de paillettes, et initié par André Paccard et Driss Basri, alors ministre du département oxymore de l’intérieur et de l’information.
Avec un ministre aussi atypique que Larbi Khattabi, l’information publique allait connaître son printemps et les journaux, partisans, opposants et rares, vont vivre un court répit. Mais, on s’en doutait bien, tout ne se décidait pas dans cette vieille bâtisse à l’architecture coloniale de l’Avenue Mohammed V à Rabat, à deux pas de la terrasse du café Balima qui fait face au siège du Parlement. C’est dans l’enceinte de ce dernier que l’affaire de l’interdiction de l’ouvrage de Abdallah Laroui, Les origines du nationalisme marocain, a été soulevée par l’opposition. Larbi Khattabi, comme l’a rappelé Mohamed Boukhazzar, avait répondu aux députés lors des séances de questions qu’il n’y était pour rien.En se désolidarisant courageusement et publiquement d’une décision prise par le gouvernement, Larbi Khattabi exprimait son indépendance d’esprit et aussi son attachement à la culture et à la recherche historique.
C’est précisément cette liberté de pensée, à une époque où la première comme la seconde relevaient de la subversion, qui a précipité le départ de ce ministre d’un autre temps, d’une autre trempe. On racontait à la terrasse du café Balima – qui était l’espace privilégié des rendez-vous du ministre avec ses amis intellectuels ou hommes ordinaires -, qu’au lendemain de son départ de l’Information, il déposa la voiture de fonction au parking du ministère et se présenta tôt le matin devant l’administration dont il relevait avant d’occuper des fonctions ministérielles. Son apparition ne manqua pas de perturber le petit personnel qui voyait arriver un homme, ministre de surcroît, qui, hier encore, saluait le Roi au journal télévisé, mais que voilà pointant au boulot comme un fonctionnaire subalterne. Vérité ou légende relayée par le célèbre sultan de Balima, personnage de la mythologie politique de l’époque, qui régnait sur un royaume en forme de terrasse en face du Parlement dont il disait pis que pendre.
On est plus proche de la vérité que de la légende lorsqu’on sait que d’autres fonctions importantes vont lui être proposées – et qu’il va décliner poliment – jusqu’à ce que Hassan II le nomme directeur de la prestigieuse Bibliothèque royale. Homme de l’écrit et grand lecteur, on ne pouvait trouver meilleur point de chute pour un ancien ministre féru de livres et de documents patrimoniaux rares. Paradoxalement, et pour son malheur, c’est ce point de chute qui va mettre fin à une carrière de haut fonctionnaire intègre et digne. Un manuscrit rare de la Bibliothèque royale disparaît et des mauvaises langues jalouses et envieuses se mirent à calomnier dans les allées du Palais. Larbi Khattabi, toujours digne mais profondément blessé, rentre chez lui, retrouve plus régulièrement ses amis au café Balima, ses livres et ses écrits. Mais la blessure d’amour propre reste ouverte. Puis la maladie qui attaque la mémoire va tout effacer comme on efface un parchemin, un vieux manuscrit…Demeure le souvenir chez ceux qui ont connu et apprécié à sa juste valeur cet homme de qualité qui a œuvré au service de son pays, dans la liberté d’esprit, l’humilité et la dignité.
