Société
Exploitation sexuelle des enfants : le silence coupable
Le sujet demeure encore tabou : aux résistances culturelles s’ajoutent
les flous juridique (le phénomène est rangé dans la rubrique
«violence ou traumatismes») et terminologique (multiplicité
et absence de définition des concepts décrivant le délit).
Plus de la moitié des agressions sexuelles sur les enfants est le fait
de proches ou amis.
Pour l’instant, seules les ONG se préoccupent sérieusement
du problème.

Naguère, les enfants, au Maroc, n’étaient pas considérés comme des personnes à part entière. Des personnes qui ont des droits et des lois pour les défendre. Et qui restent néanmoins des enfants tant qu’ils n’ont pas dépassé l’âge de 18 ans, ainsi que le stipule la Convention internationale des droits de l’enfant, signée à l’ONU en 1989. Aussi pouvait-on, en toute impunité, laisser libre cours à ses fantasmes pour peu qu’on en ait le goût et les moyens. Dans les écoles coraniques, on ne dispensait pas que le savoir théologique; les vestiaires des stades n’étaient pas toujours rassurants pour les «footeux» en herbe ; les artisans pervers faisaient valoir l’infâme adage : «seul celui qui est passé sous le ventre du maâlem peut devenir, à son tour, maâlem» ; les bonnes représentaient des proies faciles pour les employeurs lubriques, les touristes friands de chair fraîche s’offraient des attraits qui n’étaient pas tous détaillés dans les guides de voyages.
Aujourd’hui, les frustrations sexuelles de certains hommes restent les mêmes. Ce qui a changé, c’est que les langues commencent à se délier. Il suffit de parcourir la rubrique des faits divers des journaux pour s’en convaincre. Echantillon: arrestation à Rabat d’un directeur d’école, de nationalité française, pour exploitation sexuelle de mineurs et pornographie (saisie de cassettes vidéo) ; Rita et Rabéa, deux sœurs âgées de cinq et sept ans, découvrent les milieux de la drogue, de la prostitution, de l’alcool et de la débauche sexuelle ; arrestation d’un père accusé d’avoir violé ses deux filles, à Berrechid; le tribunal de Salé a poursuivi et condamné un homme de 54 ans pour viol d’un mineur ; une fillette a été violée par un vieux de 62 ans, à Safi ; trois adultes ont violé une fille de 13 ans ; Assia, 6 ans, a subi les sévices d’un pédophile âgé de 67 ans et père de 9 enfants ; les éléments de la police judiciaire du 3e arrondissement, à Rabat, ont procédé à l’arrestation de la patronne d’un réseau de prostitution réservé exclusivement aux jeunes de moins de 16 ans.
Les langues se délient mais cela reste insuffisant
Ce qui a changé aussi, c’est l’attitude des services de police. Naguère réticents à évoquer le sujet, ils dérogent désormais à la loi du silence. C’est par leur canal qu’on apprend, à titre d’exemple, qu’en 2002, 38 adultes furent déférés à la justice pour proxénétisme ou incitation de mineurs à la prostitution. Reste que ces chiffres, ces statistiques et ces rapports, certes suggestifs de l’étendue du mal, forment une goutte d’eau dans un océan fangeux. L’exploitation sexuelle des enfants demeure un tabou vivace, d’autant qu’elle se développe généralement dans un lieu resté longtemps inaccessible à la jurisprudence : la famille, cet espace frontalier, clos sur lui-même, capable de porter en son sein les secrets les plus honteux. Aux résistances culturelles latentes s’ajoutent, selon le rapport établi par ECPAT (End children prostitution in Asian tourism) lors de deux journées d’études consacrées à l’exploitation sexuelle commerciale des enfants au Maroc (12 et 13 juin 2003), deux flous. L’un est juridique: l’exploitation sexuelle est rangée dans la rubrique «violences ou traumatismes» ; l’autre est terminologique : les concepts décrivant le délit pullulent sans être rigoureusement définis (on parle ainsi d’outrage à la pudeur, atteinte à la pudeur, atteinte aux mœurs, atteinte à l’honneur, viol, viol avec défloration, viol avec violence, inceste, prostitution, débauche, incitation à la prostitution, incitation à la débauche, homosexualité, abus sexuels, violences sexuelles, harcèlement sexuel, actes contre nature, pédophilie).
La pédophilie n’est pas encore considérée comme problème de société
Sujet sur lequel on continue de jeter un épais voile de pudeur, l’exploitation sexuelle des enfants n’est pas suffisamment décriée pour se hisser au rang de «problème de société» mais assez préoccupante pour faire réagir associations et institutions. C’est ainsi que le centre d’écoute des Droits de l’enfant, à Rabat, a reçu, depuis sa création, en 1999, une centaine d’appels de détresse émanant d’enfants sexuellement abusés. Les agresseurs seraient des parents (6%), des gardiens (6 %), des cadres administratifs (3 %), des instituteurs (9 %), des directeurs d’établissement (4%), des voisins (12 %), des inconnus (43%), des proches (5%). Les victimes ont moins de 5 ans dans 10 % des cas, de 6 à 10 ans (22 %), de 11 à 15 ans (46%), de 16 à 18 ans (12%), et d’âge indéterminé (10 %).
L’ONG Bayti, elle, a mené une enquête dans deux villes, Essaouira et Casablanca, auprès d’enfants à risque. A Essaouira, sur les 197 cas qui composent l’échantillon choisi (128 garçons, 69 filles), 73 ont été l’objet de l’exploitation sexuelle (52 garçons, 21 filles). Sur les 52 garçons, 31 ont été victimes d’abus de toutes sortes allant de l’inceste aux violences sexuelles en passant par les attouchements.
Les agresseurs sont des employeurs, des gardiens, des parents (pères, oncles, frères). Vingt- et-un garçons se sont adonnés à la prostitution, de gré ou de force, de manière épisodique (2) ou permanente (19). Les partenaires, dans cette triste besogne, sont des touristes et des autochtones. Enfin, sur les 21 filles, 14 ont été victimes d’abus sexuels, sept se sont prostituées.
Enurésie, perversion, déni de soi,… les ravages sont nombreux
A Casablanca, l’enquête a porté sur 333 enfants à risque (195 garçons, 138 filles) : 127 ont avoué avoir subi des sévices sexuels (38 garçons, 89 filles).
Quel que soit le type d’exploitation, commercial ou non, l’exploitation sexuelle des enfants engendre des ravages irréparables. Elle pousse ses victimes hors de leur univers familial ou clanique, entraîne sur la voie du vagabondage, de la mendicité et de la délinquance, entraîne des désordres physiques et psychiques chez ces enfants, souvent contraints, battus, soumis aux pires fantasmes : instabilité, agressivité, déni de soi, carence affective, perversion, énurésie, grossesse précoce.
Il faut adopter des définitions claires et consensuelles
Des vies broyées, des existences saccagées, des dignités bafouées, voilà les préjudices dévastateurs des pratiques pédophiles. ECPAT, qui s’en émeut, a élaboré, à l’issue des deux journées consacrées à la question, quelques recommandations. Parmi les plus importantes:
– traduire les engagements politiques par la mise en place de stratégies opérationnelles de lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants ;
– adopter des définitions claires et consensuelles, en ce qui concerne l’exploitation sexuelle des enfants ;
– développer des programmes de sensibilisation, d’éducation et de prévention ayant trait à la problématique de l’exploitation sexuelle ;
– initier des campagnes d’information et de conscientisation destinées au grand public, diffusées par les médias.
Mais on oublie l’abuseur. Il y a toutes sortes de pédophiles, comme il y a toutes sortes de pervers. Certains en effet n’apparaissent pas comme étant des pédophiles invétérés. Les uns et les autres ont une personnalité immature et, parce qu’ils ne trouvent pas de satisfaction dans une sexualité ordinaire, recherchent des plaisirs que répriment la morale et la loi. Tant qu’on ne les traite pas comme il se doit, c’est-à-dire en tant que malades psychiques, qu’il convient de soigner, la pédophilie aura de beaux jours devant elle
