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Le poids des mots

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Un mot peut tuer aussi sûrement qu’une balle. Nous en faisons l’expérience tous les jours à travers nos relations sociales. Combien de crises et de déchirures seraient évitées si tout un chacun prenait la mesure des paroles qu’il prononçait ? Des haines, si farouches qu’elles résistent à tout, sont nées d’un mot malheureux qui créa un séisme dont les ondes se propagèrent à l’infini. Tout revient au Verbe initial. Mais ce qui vaut pour les individus vaut pour les peuples. La Palestine est un de ces lieux martyrs de la planète où les mots, s’ils ne sont pas efficients pour ramener la paix, restent redoutablement opérants pour entretenir la haine. Gaza, déjà asphyxiée par l’étau qui l’enserre, s’est trouvée le mois dernier une fois de plus à feu et à sang. Un Israélien ayant été tué par une Katioucha tirée à partir de la bande, Israël a appliqué la loi du talion en la multipliant par cent : plus de cent Palestiniens, dont une majorité de femmes et d’enfants, ont payé pour cette mort. C’est dans ces circonstances tragiques, et dans l’apathie internationale, qu’un propos inouï a été formulé par le vice-ministre de la défense israélien, Mataï Vilnai. Celui-ci a en effet affirmé : «Plus les tirs de roquettes s’intensifieront, plus les roquettes augmenteront de portée, plus la “shoah” à laquelle ils [les Palestiniens] s’exposeront sera importante, parce que nous emploierons toute notre puissance pour nous défendre». Shoah, le mot qui nomme l’une des plus grandes ignominies de l’histoire désacralisée par ceux-là mêmes dont les pères en furent victimes ! Du coup, Khaled Mechaal, leader du Hamas en exil, saisissait la balle au bond pour distribuer des coups dans son propre camp en accusant le président palestinien de «couvrir l’holocauste de Gaza, volontairement ou involontairement».

A l’origine du drame en cours depuis plus de cinquante ans au Moyen-Orient, il y eut cet innommable qui se joua en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Certes le projet sioniste remonte à la fin du XIXe siècle. Les premiers sionistes débarquèrent en Palestine dès l’amorce du XXe siècle. Pendant que le feu brûlait en Europe, les armes tonnaient sur place depuis déjà plus d’une décennie. Mais Israël aurait-il vu le jour si le génocide juif n’avait pas eu lieu ?, toute la question est là. Après la découverte des camps de concentration et le séisme occasionné dans leur conscience, les Européens devaient coûte que coûte trouver une solution à la «question juive». Le traitement réservé aux survivants d’Auschwitz à leur sortie des camps fait partie de ces choses dont on n’aime plus guère se souvenir en Occident. En effet, ces fantômes revenus de l’enfer, personne n’en voulait. Ils dérangeaient par la vision de mort qu’ils faisaient surgir. Ils donnaient un visage à l’antijudaïsme chrétien, devenu ensuite antisémitisme, véhiculé au sein de la société occidentale par une Eglise qui n’avait eu de cesse d’accuser les juifs de déicide. Derrière la démence d’Hitler se lit la longue histoire des pogroms et des humiliations. Aussi, pour apaiser sa mauvaise conscience, l’Occident céda-t-il à la pression sioniste et autorisa-t-il le partage de la Palestine. La suite est connue, un peuple innocent payant pour une faute qu’il n’avait jamais commise.

Mais, et cela fait partie de l’énorme incompréhension entre les juifs, d’une part, le monde arabo-musulman, de l’autre, l’Holocauste (ou Shoah) ne peut et ne doit être ramené au seul conflit israélo-palestinien. Avant toute chose, il est une «négation d’humanité». Pour la première fois dans l’histoire, une politique d’extermination de tout un peuple avait été froidement programmée. Les génocides ont émaillé l’histoire des hommes, mais ce qui donne son caractère unique à celui des juifs, c’est qu’il a été organisé de manière quasi industrielle. Au-delà de la religion des victimes (qui ne furent pas que juives), c’est l’être humain en tant que tel que l’idéologie nazie avait entrepris de dépouiller de son humanité. La dimension universelle se situe à ce niveau et c’est ce que l’on s’abstient d’enseigner dans nos pays. «Plus jamais ça», a-t-il été dit au lendemain de 1945. Or, que s’est-il produit au Rwanda, il y a quelques années ? Une politique d’extermination froide et délibérée de tout un peuple. Pourquoi? Parce que les enseignements de l’histoire ne sont pas pris en compte, surtout quand cette histoire est celle des autres, oubliant que l’humanité est une.

Revenons maintenant au poids des mots et à la déclaration de Mata Vilnaï. Pour bénéficier de l’exceptionnalité du traitement dont il jouit, Israël est passé maître dans l’instrumentalisation de l’Holocauste. Cette instrumentalisation a pour effet, côté arabo-musulman, d’alimenter le discours négationniste sur le sujet, ce qui creuse le fossé entre les deux parties. Mais à force de manipuler à tout bout de champ ce concept, voilà qu’Israël entreprend maintenant lui-même de lui ôter sa dimension d’exception. Du coup, les deux camps se rejoignent pour parler de shoah, l’un pour en menacer l’autre et l’autre pour affirmer qu’elle est déjà en cours. Or, malgré l’ampleur de la tragédie qui se joue en Palestine, malgré les morts et les destructions causées par la guerre inégale livrée par Israël aux Palestiniens, on ne peut décemment parler d’holocauste. Mais, à force d’agiter ce spectre à tout bout de champ, ne viendra-t-il pas un moment où le mot finira par prendre corps ? Les mots ont leur propre vie et ils contribuent à créer une réalité. Aux apprentis sorciers de tout bord de ne jamais l’oublier.