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Idées

A l’aune du temps

Nous ne mesurons pas la distance à parcourir
pour être à la hauteur de nos ambitions à l’aune
de ce que nous fûmes mais de ce que nous rêvons
d’être, l’étalon de comparaison étant cet autre
dont l’histoire n’est pas la nôtre.

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Que de fois, saturé par l’accumulation des désagréments d’un quotidien qui s’emmêle les pinceaux, ne se laisse-t-on pas aller à l’exaspération, décrétant avec péremption que «rien ne va plus», que «cela ne peut plus continuer comme ça» et que «cela va bien finir par péter un jour». Qu’il s’agisse de la circulation, de l’incivisme des gens, du mode de fonctionnement de l’administration et j’en passe, les motifs de ras-le-bol sont légion. Aussi, une question à deux sous se présente-t-elle à l’esprit, à savoir, ce qu’il en fut jadis sur ce point pour les générations précédentes. Nos grands-parents ont-ils vécu comme nous avec le sentiment d’être toujours là, à marcher au bord de l’abîme ? Avaient-ils ce regard papillonnant entre le passé et l’avenir, à la fois tourné vers l’un et interrogeant anxieusement l’autre tant le présent se faisait difficile à vivre ? Compte tenu de la force du fatalisme qui prévalait dans les temps anciens, il y a fort à parier que non.
Pourtant, tout donne à penser que, dans ce «vieux Maroc» qu’un homme comme Lyautey aurait souhaité conserver soigneusement emballé dans de la naphtaline, la vie ne devait pas être évidente tous les jours. Entre les épidémies qui décimaient des populations entières, les périodes de sécheresse qui provoquaient une misère noire et la pressurisation des tribus par le plus fort du moment, qu’il s’agisse du représentant du Makhzen ou du grand seigneur de la région, la question de la survie ne relevait pas de la simple interrogation existentielle mais se posait pour beaucoup en termes autrement plus concrets.
Pour mesurer l’évolution entre ce que fut ce temps-là et l’époque actuelle, les statistiques, dans leur froide expression, sont d’une éloquence rare. Ainsi, pour ce qui est de l’espérance de vie, celle-ci, pour les seules 35 dernières années, a fait un bond de 22 ans, passant de 48 ans à 70 ans. Grâce aux progrès de la science et à une politique de la santé qui a porté, quoi qu’il en paraisse, un certain nombre de fruits, les épidémies auxquelles le pays était jusque-là sujet ont été éradiquées et on a assisté à une réduction conséquente du taux de la mortalité, infantile et maternelle notamment. Quand on pense à l’incommensurabilité de la douleur ressentie lors de la perte d’un enfant et que l’on se souvient que, à une époque encore toute récente, rares étaient les familles qui échappaient à pareille malédiction, on mesure le poids du changement intervenu. Les photos jaunies du Maroc du début du siècle autorisent des remontées dans le temps qui laissent rêveur. Ces hommes et ces femmes vêtus sommairement, ces enfants déguenillés à la tête dévorée par la gale, voilà ce qu’était notre réalité d’alors. Quand on fait un copier-coller de ces images avec celles du temps présent, comment ne pas être impressionné par le chemin parcouru en l’espace de quelques générations ? D’un monde clos sur lui-même des siècles durant, nous sommes passés à une société qui, malgré l’ampleur de ses dysfonctionnements, est aujourd’hui pleinement articulée sur le monde. Or, ou est-ce justement en raison de la rapidité avec laquelle les choses se sont faites, rien de ce prodigieux saut dans le temps n’est mis en avant dans le discours ambiant. Celui-ci, qu’il s’exprime à travers les médias ou par le biais de la vox populi, tend à ne se focaliser que sur les ratés de l’action, qu’elle soit sociale ou politique. Nous ne mesurons pas la distance à parcourir pour être à la hauteur de nos ambitions à l’aune de ce que nous fûmes mais de ce que nous rêvons d’être, l’étalon de comparaison étant cet autre dont l’histoire n’est pas la nôtre. Mais le problème est que, sous prétexte de placer la barre haut, on fait de l’échec momentané à sauter celle-ci une incapacité quasi génétique : si on n’y arrive pas maintenant, c’est qu’on n’y arrivera jamais ! Or le plus grand champion du monde ne peut réaliser un exploit sans avoir connu l’échec et le doute qu’il fait naître en l’individu. Sans avoir patiemment, laborieusement, poussé les limites du possible. Tout est dans la capacité à maintenir l’effort et à tenir, encore tenir, toujours tenir. Aussi, pourquoi ce qui est valable dans le sport ou autre discipline de l’épreuve ne le serait-il pas dans le cadre du devenir d’une nation ? Le jour où nous cesserons de nous croire incapables d’aller de l’avant, ce jour-là alors la valeur du chemin déjà parcouru pourra enfin nous remplir de contentement.