Idées
Amérique : le bateau ivre ?
Bush et Blair sont perplexes et perdus ; en Irak, on fait la moyenne hebdomadaire
des morts et blessés anglo-américains. Bref, l’Amérique
s’est embourbée et le compte à rebours a commencé.
Son establishment serait-il sur le point de comprendre que les idées ont
la prééminence sur la force ?
Le grand chroniqueur égyptien Hassanein Heikel devait dire dans un numéro de la revue qu’il dirige Wijhat Nadar (point de vue) que la politique américaine interne est désormais affaire interne à toutes les nations. En foi de quoi, au fil des mois, Heikel livre des analyses pointues, soutenues, et fait montre d’une bonne connaissance des arcanes washingtoniennes et de son establishment.
On ne peut connaître l’évolution du monde sans connaître la mécanique du pouvoir à Washington. Dieu soit loué, nous avons au Maroc un centre des études américaines (en avez-vous entendu parler ?. Qu’importe, il a le mérite d’exister et cela nous suffit). Le Maroc est ainsi fait, pays de bonnes intentions et de parcours inachevés. Un trait culturel marquant, hélas.
Bush et Blair, détenteurs de «déception massive»
Je reviens à l’Amérique. Je renvoie à deux dossiers de bonne facture. L’un, dans le Time Magazine, intitulé «Mission non accomplie ; comment Bush a sous-estimé la mission de reconstruction de l’Irak», et l’autre dossier, dans la même veine, dans le très sérieux The Economist, qui montre en couverture les deux leaders du «monde libre», Blair et Bush, perplexes et perdus, désormais – c’est leur nouveau titre – détenteurs de «déception massive». Quant à Newsweek, plus amène, il jette, à travers la chronique de Fareed Zakaria, l’anathème sur Rumsfield, faute de mieux. Le compte à rebours a commencé. Sur le terrain, déjà, on comptabilise la moyenne des morts et des blessés par semaine. L’intelligentsia et les sanctuaires du pouvoir : the Hill (le Congrès) autant que Foggy bottom (le Département d’Etat) sortent de l’ornière des idées convenues et disent ce qu’ils ont sur le cœur. A n’en pas douter, l’Amérique surmontera cette épreuve, mais en y laissant des plumes. L’essentiel, peut-être : son image, plus exactement son aura.
On peut, à n’en plus finir, multiplier les exemples de prise de conscience du nouveau guêpier dans lequel s’est embourbée l’Amérique. Je m’arrêterai sur deux livres qui défraient la chronique aux Etats-Unis : L’Amérique impériale de John Newhouse, et La peur de l’Empire de Benjamin Barber, connu du grand public par son livre Jihad contre McWorld. L’accueil réservé aux deux ouvrages, autant que la qualité des auteurs, en dit long sur le nouvel état d’esprit qui commence à prévaloir aux Etats-Unis. Le premier, par une citation du grand poète T.S. Eliot dans sa mise en exergue, donne le ton :
«On a nourri le cœur de fantasmes De ce parcours le cœur devint brutal».
Après le 11 septembre, l’Amérique a perdu une chance unique de façonner le monde
Parcours parsemé d’opportunités perdues. Voilà que l’Amérique au lendemain du 11 septembre avait une chance unique de façonner le monde, et le monde était prêt à accepter son leadership sans coup férir. Le Monde n’avait-il pas titré «Nous sommes tous Américains». Le président Bush avait certainement la plus grande marge de manœuvre qu’un Président eût pu avoir depuis Roosevelt. Je précise que l’auteur, homme mûr, d’un certain âge, avait déjà servi dans l’administration américaine comme haut responsable dans le désarmement. Ce n’est ni un romantique ni un aigri.
Le deuxième livre abonde dans le même sens. La force de l’Amérique incontestable et incontestée n’est pas en mesure de conférer la sécurité à l’Amérique. Par les choix tracés, elle est de nature à augmenter la peur et provoquer les dissensions avec les alliés d’antan dans le camp de l’Occident.
On se rappellera quand, à l’issue du sommet de Sharm Cheikh, Condoleeza Rice répliqua par la volonté ferme de son pays de recourir à la guerre, faisant fi des conclusions du sommet arabe et des velléités de ses dirigeants de trouver une issue qui épargne le peuple irakien. Il faut retenir qu’il y a de cela une semaine, le 29 septembre, Colin Powell est allé solliciter, lors d’une réunion du forum économique arabo-américain (déterré pour l’occasion) à Détroit, l’implication des pays arabes dans la construction de l’Irak. M. Powell qui, apparemment, apprécie la poésie arabe, puisqu’il avait cité un vers de Hafid Ibrahim un 12 décembre dans le très conservateur Think Tank Heritage foundation, devrait méditer ce vers d’Al Moutanabbi : «La pensée prime sur le courage» (arra’yu qabla chaja’ati achouj’ani). Autrement dit, les idées ont la prééminence sur la force. A terme, bien sûr. Les Américains sont peut être à même de comprendre que vieillesse n’est pas forcément synonyme d’impotence. Demandez à Rumsfeld ce qu’il en pense désormais !
NB : C’est grâce à Attajdid, organe islamiste pour ceux qui ne le savent pas, que j’ai appris la participation du Maroc à ce forum. Le Maroc fut hautement représenté par le ministre de l’Economie Fathallah Oualalou, qui a gratifié l’organe en question d’une belle interview. Qui a dit que le torchon brûle entre l’USFP et les islamistes ? No comment
